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Aude-E. Fleurant : « Les armes classiques transférées dans des régions en guerre sont faites pour être utilisées »

Le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) contribue à la transparence en matière de livraisons internationales d’armes en mettant annuellement à jour une des bases de données les plus complètes et reconnues sur ce sujet. OSINTPOL s’efforce de mettre en valeur ces bases de données en donnant la parole à ceux qui les réalisent. C’est donc désormais un rendez-vous régulier. À l’occasion de la publication cette semaine des données relatives à 2017, Yannick Quéau a interrogé Aude-Emmanuelle Fleurant, directrice du programme armements et dépenses militaires du SIPRI et par ailleurs collaboratrice d’OSINTPOL. La base de données est accessible en source ouverte sur le site du SIPRI. Le document d’analyse (en anglais) faisant ressortir les éléments essentiels peut être consulté en cliquant sur l’image ci-contre.

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Les données du SIPRI sur les transferts d’armes montrent une tendance soutenue à la hausse depuis le début des années 2000. La mondialisation passerait-elle aussi par les armes ?

Depuis 2002, on observe que trois grands moteurs sont à l’œuvre lorsqu’il est question de la croissance des transferts d’armes. Il s’agit d’abord, des conflits armés. Ces derniers soutiennent en général une hausse de la demande. Ainsi, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, entre autres, ont approvisionné des pays en guerre au Yémen comme l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis (ÉAU) en véhicules blindés légers et chars blindés, bombes et roquettes guidées, hélicoptères de combat et de transport, canons d’artillerie, missiles de tous types, systèmes antimissiles de théâtre et j’en passe. Les importations des pays du Moyen-Orient ont crû de 190% pour la période 2008-2017[1].

Le second moteur, apparenté au premier, réside dans les tensions régionales, c’est-à-dire des situations menaçant de conduire à une guerre. On pense notamment à la logique de prédation visant des territoires ou de ressources énergétiques. C’est notamment le cas en Asie, une région où la demande en systèmes majeurs (sous-marins, avions de patrouille maritime, frégates, hélicoptères, etc.) n’a cessé de croître au cours des dernières années. La plupart des observateurs estiment que la modernisation de l’arsenal chinois, soutenu par des dépenses militaires en forte hausse depuis au moins 1989, la première année pour laquelle le SIPRI présente un estimé des dépenses militaires du pays, combinée aux revendications territoriales contestées en mer de Chine, est l’un des principaux facteurs de ces tensions. Il ne faut toutefois pas négliger la persistance des disputes entre l’Inde et le Pakistan également, deux pays ayant des capacités nucléaires. Ces derniers sont en situation « confrontation militaire latente » à la ligne de contrôle depuis 2016. La région Asie-Pacifique représente affiche aussi une hausse appréciable en termes d’importation avec 30% sur la période 2008-2017, largement en deçà de ce qui est observé pour le Moyen-Orient toutefois.

Le troisième moteur d’augmentation de la demande (et donc de l’offre) internationale en armement concerne les cycles de modernisation. Lorsque les flottes d’équipements approchent leur fin de vie utile, les États cherchent à les remplacer par de nouvelles générations d’armements. Par exemple, c’est le cas actuellement de plusieurs pays qui sont en train de remplacer leurs F-16 ou F-18 ou encore de compléter leur flotte d’Eurofighter par des F-35, ce qui explique partiellement la hausse des exportations américaines. Dans certains cas, l’objectif de ces modernisations est de créer une capacité industrielle militaire à l’échelon national, encourageant les firmes étrangères à proposer des transferts de technologies et la création de sites de production dans le pays récipiendaire. Il est important de mentionner toutefois que ces moteurs ne sont pas mutuellement exclusifs et qu’ils sont parfois à l’œuvre simultanément.

De manière générale, les marchés de l’armement sont toujours articulés par les frontières nationales, l’État ayant l’autorité d’octroyer les licences nécessaires pour l’exportation de matériel militaire. Les transferts d’armes sont encore fortement encadrés sur le plan légal. Plusieurs régimes existent au niveau international, régional et national pour les régir. Le fait que les transferts soient encore une responsabilité de l’État ne signifie cependant pas que rien n’a changé. Depuis la fin de la guerre froide, on observe un certain nombre de phénomènes, dont une expansion et une complexification des chaînes d’approvisionnement des grands producteurs d’armements. Les diverses activités ne sont d’ailleurs pas toujours limpides. On remarque aussi une perte de transparence à travers la mise en œuvre de nouveaux types de licences d’exportation plus « souples »

Dans plusieurs cas, les demandes de retombées industrielles soutiennent des projets de développement de base industrielle nationale. C’est le cas notamment en Inde et du Brésil, des pays où l’on observe une forte présence d’entreprises d’armement européennes. Cela dit, un grand nombre de pays importateurs formulent des demandes de production locale, une participation de leurs PME, etc., comme le Canada et l’Australie. Ces dynamiques poussent donc les grands fournisseurs à se mondialiser, du même coup à créer des nouveaux sites de production et donc plus de capacités dans l’armement.

À rebours de tout un discours sur le déclin américain ou le retrait de Washington du Moyen-Orient, les données du SIPRI illustrent que les États Unis ont encore accru leur domination sur les marchés internationaux d’armements. Quelles sont les explications de cette domination ?

La première et la plus importante variable expliquant la domination significative des États-Unis comme fournisseur international d’armes est la taille du marché national, de loin le plus important au monde. Cela peut paraître contre-intuitif, mais les entreprises d’armements dépendent d’abord et avant tout des programmes planifiés et mis en œuvre par le ministère de la Défense nationale et leur capacité à produire des systèmes d’armes dans tous les segments et sous segments. Les armes américaines sont généralement considérées comme performantes et sophistiquées et sont produites en plus grand nombre que dans n’importe lequel des autres pays producteurs.

De plus, le pays a tissé de nombreux et importants partenariats stratégiques, qui incluent des garanties de sécurité pour le pays partenaire, avec un nombre significatif de pays. Ceci « facilite » les transferts d’armes ou carrément l’aide militaire sous forme d’armes transférées gratuitement, qui sont incluses dans les données sur les transferts d’armes du SIPRI.

Pour la période couverte, la domination américaine est imputable en grande partie aux livraisons à l’Arabie Saoudite, son premier marché de destination pour la période 2013-2017. Cela est d’abord et avant tout dû à la demande liée à la guerre au Yémen, notamment des avions de combat F-15 et des missiles. Ensuite, les livraisons des avions de combat F-35a ont aussi commencé. Des livraisons de l’avion ont été faites au Japon, à Israël, à la Turquie, la Corée du Sud, la Norvège et le Royaume-Uni, et j’en passe. Ces livraisons ont un impact significatif sur les transferts américains qui devrait se faire sentir encore davantage dans les prochaines années.

Les données sur les cinq dernières années montrent une croissance importante des exportations d’armes de la Chine pendant que celles de la Russie déclinent. Est-ce une tendance de fond symptomatique de l’inversion hiérarchique entre Beijing et Moscou annoncée depuis plusieurs années ?

Il n’y a pas de lien mécanique entre la croissance des transferts d’un pays et la diminution d’un autre. Les transferts d’armes ne sont pas des transactions à somme nulle et dépendent essentiellement de la demande des pays importateurs, ainsi que des relations de sécurité tissées entre importateurs et exportateurs au fil du temps. Beijing et Moscou sont concurrents dans le marché international, et donc l’un des deux peut perdre des contrats à l’autre, ou encore à d’autres fournisseurs.

La décroissance des exportations russes observée sur les derniers cinq ans est en grande partie attribuable, d’une part, à des ralentissements des livraisons de systèmes d’armes majeurs à certains de ses récipiendaires traditionnels et, d’autre part, à l’arrêt des transferts au Venezuela entre 2015 et 2017, un des principaux clients de la Russie, le pays étant aux prises avec une crise socio-économique colossale.

La Chine, dont les armements produits nationalement sont de plus en plus performants, a intensifié ses efforts en termes de ventes internationales. C’est notamment le cas en Asie-Océanie (72 % des transferts du pays), la part la plus importante revenant au Pakistan (35 % du total Asie-Océanie), mais aussi en Afrique (Bangladesh et Algérie). Après deux décennies d’investissements pour moderniser le tissu industriel militaire chinois et considérant les volumes financiers, il n’est pas surprenant de voir le pays s’imposer dans le Top 5 des fournisseurs d’armes. Globalement la Chine exporte dans tous les segments de production notamment des navires de surface frégate (type 054a/Jiangkai-2), des corvettes, des véhicules blindés, des missiles antichars (basés sur des designs soviétiques), des torpilles, etc.

Cela dit, la Chine demeure encore en mode rattrapage pour certains systèmes et sous-systèmes, notamment tout ce qui touche la propulsion (moteurs d’avions de combat par exemple) et reste donc un importateur majeur d’armements. D’ailleurs, il est intéressant de noter que l’un de ses principaux fournisseurs d’armes est la Russie, notamment pour ce qui touche la propulsion. C’est un fait assez connu que la Chine connaît des difficultés dans le développement et la production de moteurs d’avion de combat et qu’elle les importe de la Russie, ce qui fait que Moscou compte pour 65 % du total des importations chinoises sur la période 2013-2017. Cela dit, le volume des importations chinoises a diminué alors que le pays est autonome dans plusieurs segments de production.

Qu’en est-il plus spécifiquement des exportations d’armes de la France ?

Les exportations de la France ont crû significativement entre 2013 et 2017, période 0ù elles affichent 27 % de croissance. Le pays se positionne ainsi au troisième rang mondial dans le classement des exportateurs d’armes. 43 % des systèmes d’armes livrés par le pays sont destinés aux pays du Moyen-Orient, l’Égypte en étant le premier récipiendaire, capturant 25 % de toutes les livraisons de l’Hexagone. L’Égypte a notamment reçu des navires de surface, plusieurs types de missiles, des avions de combat, des véhicules blindés légers.

L’Inde est aussi un important récipiendaire d’armements français, tout comme les Émirats arabes unis (EAU, 5 %) et la Chine (9 %). Ce dernier cas est lié à la persistance de production de systèmes français en Chine sous licence, notamment des moteurs d’aéronefs, qui sont considérés par le SIPRI comme des exportations d’armes.

Il semble que les considérations liées au comportement des régimes en place ou à l’implication des États clients dans des guerres ne constituent pas un frein à la décision de Paris de livrer des équipements militaires lorsque l’on regarde les principales régions d’exportations. En termes d’offre d’armes françaises à l’étranger, le pays semble parfois tirer tous azimuts. Cela contraste avec les décisions récemment prises par plusieurs pays européens, notamment l’Allemagne, la Finlande et la Norvège, de ne plus exporter d’armes vers l’Arabie Saoudite et/ou vers les ÉAU.

La France est-elle uniquement un exportateur d’armes ou en importe-t-elle aussi ? Si oui, lesquelles et quels sont ses fournisseurs ?

Bien que le pays dispose d’une base industrielle et technologique de défense assez complète et diversifiée, le pays importe tout de même certains de ses armements. C’est le cas dans les créneaux où les producteurs nationaux affichent certaines lacunes pouvant être attribuées à des retards et hésitations dans la mise en œuvre de certains types d’armements (drones), ou parce que les fonds nécessaires pour démarrer un nouveau programme sont insuffisants, ou que les flottes doivent être augmentées rapidement dans un contexte d’opération extérieure, etc. Selon les données du SIPRI, le niveau des importations françaises demeure néanmoins modeste. La France se classerait par exemple au 59e rang des pays importateurs d’armements, avec des achats représentants 0,2 % du total des importations pour la période 2013-2017.

Les États-Unis sont de loin le principal fournisseur étranger de la France. Ils comptent pour 63,6 % des importations françaises. Washington a en effet transféré des systèmes majeurs comme des drones Reaper MQ-9, des avions de transport Hercules C130, des roquettes guidées (MLRS), des missiles antichars, des bombes guidées et des moteurs pour véhicules, avions et bateaux. Autrement, l’Hexagone s’est approvisionné auprès de pays européens comme l’Allemagne (moteurs pour véhicules blindés ou navires), la Suède (véhicules blindés de transport de troupes), l’Italie (canons navals), le Danemark (radars navals), la Belgique (tourelles de véhicules blindés), Espagne (avions de transport) et les Pays-Bas (radars aériens).

Berlin aime se présenter comme ayant des critères d’exportations d’armes plus stricts que ses alliés. Ce discours est-il un mythe ? Que dire d’autre des exportations allemandes (destinations, types d’armes) ?

Pour la période 2013-2017, les exportations allemandes d’armements ont décru de 14 % en comparaison de 2008-2012. Le pays exporte en majeure partie vers d’autres États européens (29 % de tous les transferts de Berlin), la Grèce étant le principal récipiendaire du vieux continent avec 11 % du total. Athènes a reçu des véhicules blindés, des sous-marins, Cela dit, le plus important pays importateur pour la période est la Corée du Sud, qui représente 13,6 % de total des exportations d’armes du pays.

En Allemagne (ainsi que dans d’autres pays européens), des débats au niveau national ont mené à la décision de ne plus transférer d’armes à l’Arabie Saoudite compte tenu de son rôle dans la guerre au Yémen. La décision étant récente, on observe encore quelques transferts allemands vers Riyad pour la période couverte par le rapport du SIPRI (3 % du total des exportations d’armes du pays entre 2013 et 2017). Un autre récipiendaire habituel d’armements allemands qui est de plus en plus problématique est la Turquie (1,3 % du total).

Bien que le pays soit en guerre et que son régime soit questionné du fait d’une dérive autoritaire manifeste et du traitement infligé à la communauté kurde, les autorités allemandes ont continué de transférer des armes à la Turquie. Il semble moins aisé de sanctionner un allié de l’OTAN que l’Arabie Saoudite. Cela dit le débat sur la pertinence pour Berlin de prendre des mesures à l’encontre d’Ankara est ouvert. Un article de Deutsche Welle daté de janvier 2018 mentionne d’importantes critiques quant aux transferts d’armes à la Turquie.

Parmi les exportateurs d’armes dont on parle généralement assez peu, on trouve les Pays-Bas qui se hissent cette année dans le top 10. Quels types d’armements sont concernés et sur quels marchés ?

Le cas des Pays-Bas est en effet intéressant. Leur position de 10e fournisseur cette année est attribuable à des ventes importantes de matériel de seconde main, une activité dans laquelle le pays s’est spécialisé. L’une des exportations les plus reconnues du pays est le char blindé de seconde main Leopard dont plusieurs exemplaires ont été livrés au Canada. Les Pays-Bas produisent également plusieurs sous-systèmes électroniques comme des radars et des systèmes de navigation, notamment via une division de Thales basée au pays.

On dénombre également plusieurs succès pour le chantier naval Damen, une compagnie largement internationalisée, ayant une présence dans pratiquement toutes les régions, avec des capacités diversifiées (les sous-systèmes et composants sont fabriqués à divers endroits puis assemblés à d’autres) ce qui lui permet une bonne couverture internationale et facilite la fabrication d’une gamme de navires civils et militaires modulaires assez large, notamment des bateaux de patrouille, de transport, des frégates, des navires de soutien logistique ou encore des vaisseaux de patrouilles côtières. Le fait pour Damen de livrer ces dernières années plusieurs de ces plateformes relativement onéreuses a contribué à positionner les Pays-Bas comme un fournisseur important d’armements.

La course aux armements en Asie et en en Océanie semble toujours faire la part belle aux importations. On imagine que dans une région aussi vaste les particularismes nationaux sont nombreux. Quels sont-ils et quelles sont les dynamiques qui les affectent plus spécifiquement ?

La région Asie-Océanie est énorme et les dynamiques sous-régionales y sont contrastées révélant parfois des tensions politico-économiques majeures et anciennes. C’est le cas en particulier de la situation entre l’Inde et le Pakistan, deux importants importateurs d’armements disposant tous deux d’armes nucléaires. L’Inde plus particulièrement cherche depuis plusieurs décennies à développer sa propre production d’armements. C’est un objectif qu’elle a du mal à atteindre seule et qui la pousse à se tourner vers les importations en négociant auprès des vendeurs des transferts de capacités de production et de technologies.

Ailleurs en Asie-Océanie, les tensions sont élevées entre la Chine est les pays en mer de Chine méridionale et orientale. La croissance importante des capacités militaires chinoises dans le contexte d’une augmentation ininterrompue des dépenses militaires de Beijing nourrit les craintes des pays de l’Asie du Sud-Est qui se procure davantage d’armements (sous-marins, des avions de patrouille maritime, etc.). Enfin, il y a toujours des tensions qui perdurent entre Taïwan et la Chine continentale, Taïwan étant toujours soutenue par Washington. Ces diverses dynamiques contribuent directement aux augmentations des transferts vers la région.

Que penser de la domination de la Russie et de la Chine sur les marchés africains ?

Dans l’ensemble, les marchés africains sont plutôt étroits. Les ressources disponibles pour acheter des systèmes d’armes majeurs y sont relativement faibles, sauf pour quelques pays comme l’Algérie, le Nigéria et l’Afrique du Sud. La Russie et la Chine proposent ainsi des équipements peu coûteux et, en ce qui concerne la Chine plus spécifiquement, sans trop d’égards pour les agissements des régimes en place. Beijing a également une présence de long terme dans la région, notamment en vue de sécuriser l’accès aux ressources naturelles ou minières exportées vers la Chine. Bien entendu, d’autres fournisseurs sont présents sporadiquement, comme la France et les États-Unis, mais les régimes en place sont parfois considérés par les importateurs comme n’étant pas fiables, en ne se conformant pas aux régimes et aux règles dans le cadre des critères d’exportation et des embargos (Soudan et Sud-Soudan) en place. Cela fait en sorte que les États africains se tournent vers des fournisseurs moins pointilleux.

Il faut aussi souligner que plusieurs pays reçoivent des armements gratuitement sous forme d’aide militaire. Ces derniers sont inclus dans les données du SIPRI. Il faut aussi mentionner que les types d’armes les plus présents sur le continent sont les armes légères et de petits calibres, que la base de données du SIPRI ne couvre pas, mais qui fait l’objet de plusieurs rapports de diverses organisations, notamment le Small Arms Survey.

Chaque année le SIPRI donne un coup de projecteur sur les transferts d’un type d’armes en particulier. Cette fois, ce sont les missiles de croisière qui sont concernés. Pourquoi ce choix ?

Chaque année un système d’arme est examiné de manière plus approfondie et cette année, ce sont les missiles de croisière. Le sujet est important alors que les États-Unis et la Russie ont ou vont acquérir des missiles de croisière capables d’emporter des têtes nucléaires. Par ailleurs, les missiles de croisière classiques (non nucléaires) avec leur capacité de guidage et leurs portées augmente significativement la puissance de feu des acteurs.

De plus, compte tenu des conflits en cours et de l’accroissement des tensions dans certaines régions, on observe une prolifération des missiles de croisière notamment en Asie-Océanie où la situation avec la Corée du Nord a mené la Corée du Sud à se procurer des missiles de croisière air-sol, l’Inde aussi ainsi que des missiles de croisière lancés de sous-marins. Le Moyen-Orient, dont plusieurs pays sont en guerre depuis plusieurs années, affiche aussi une demande importante de missiles de croisière air-sol, notamment l’Arabie Saoudite et les ÉAU. Cela dit, l’Égypte s’est aussi procuré ces munitions, comme le Koweït et le Qatar. Ces acquisitions indiquent clairement les conflits sont un important moteur d’acquisition de munition, sans surprise, mais indique aussi qu’on est loin d’une résolution négociée et non violente des différends, malheureusement. Mentionnons par ailleurs que les missiles de croisière ont été fournis par la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Russie et la Chine, entre autres.

Alors que tout un pan de la littérature experte et journalistique de même que de nombreuses ONG tendent à mettre l’accent les transferts d’armes légères et de petits calibres, on note que c’est rarement le cas du SIPRI. Pourquoi ?

La raison est simple, le SIPRI n’a pas les ressources requises pour couvrir cette catégorie d’armes dont le profil en termes de transferts est fort différent de celui des systèmes majeurs, notamment du fait qu’elles sont plus faciles à transférer illégalement que des hélicoptères ou des véhicules blindés. Cela dit, bien que les armes de petit calibre soient largement considérées comme l’une des principales causes de morts dans les conflits, il ne faut pas perdre de vue la puissance de feu des grands systèmes d’armes. Les images des guerres en cours en Syrie et au Yémen montrent clairement les conséquences des bombardements aériens, des tirs d’artillerie et autres armes lourdes sur les villes et sur les populations civiles.

Signaler des transferts d’armes classiques majeures à des pays en guerre ou dans des zones tendues et informer la société civile de ces transferts ainsi que de leurs possibles impacts fait partie de la mission du SIPRI. Contrairement à ce qu’a dernièrement affirmé la ministre de la Défense de la France, les armes classiques transférées dans des régions en guerre sont faites pour être utilisées. Cela ne veut pas dire qu’elles le seront obligatoirement, mais leur probable utilisation est bien à l’origine de leur achat.

Dans le contexte de la guerre au Yémen et plus généralement d’un Moyen-Orient parcouru de conflits, on a vu en Europe s’amorcer un mouvement en faveur d’un resserrement et même d’un arrêt des livraisons d’armes à destination de l’Arabie Saoudite. Qu’en est-il exactement du poids de ce mouvement ?

Il semble en effet y avoir un mouvement en Europe visant à limiter ou à carrément arrêter les transferts d’armes à l’Arabie Saoudite. Au moment de faire cet entretien, les pays concernés sont l’Allemagne, la Norvège, les Pays-Bas et potentiellement la Finlande, où tous les candidats à l’élection présidentielle ont mentionné leur volonté de limiter sévèrement les transferts à l’Arabie Saoudite. La Suède, quant à elle, pratique une politique de « prudence », qui se veut plus restrictive, sans que ce soit de manière aussi directe que ce que les Allemands ont mis en place.

En Belgique, ce sont les régions (Flandres et Wallonie) qui gèrent les transferts d’armes. Malgré un appel du ministre pour le Développement et la Coopération de mettre en place un embargo sur les ventes d’armes à l’Arabie Saoudite en 2017, il semble que la Région wallonne n’ait pas pris de décision encore, mais qu’une discussion est en cours pour davantage de restrictions. Selon le Flemish Peace Institute, les refus d’octroi de licences pour les transferts d’armes vers l’Arabie Saoudite ont atteint un sommet dans l’Union européenne.

Il y a donc une certaine volonté de de mieux contrôler les ventes d’armes à l’Arabie Saoudite. Cela dit, excepté la Suède et l’Allemagne, les producteurs européens poids lourds que sont la France, le Royaume-Uni, l’Italie, et l’Espagne ne semblent pas explorer cette avenue. Bien au contraire, la Royaume-Uni a récemment annoncé que le pays était proche d’une entente avec l’Arabie Saoudite pour la ventes d’avions de combat Typhoon, et Riyad reçoit déjà de Londres un nombre indéterminé de missiles air-sol Brimstone. La France a récemment offert des véhicules blindés et des canons d’artillerie 155mm au Royaume, alors que l’Italie lui propose des fusils navals 76mm et que l’Espagne promeut ses bateaux de patrouille côtières.

 

Aude-E. Fleurant, propos recueillis par Yannick Quéau

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Photographie : Tornado GR4 de la RAF, porteur de deux missiles Storm Shadow sous le fuselage. Sous ses ailes se trouvent aussi deux réservoirs largables. Crédit : Royal Air Force/Ministry of Defence (UK), Open Government Licence v1.0.

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Références

[1] Selon la méthodologie du SIPRI, la région Moyen-Orient comprend : le Bahreïn, l’Égypte, l’Iran, l’Irak, Israël, la Jordanie, le Koweït, le Liban, Oman, la Palestine, le Qatar, l’Arabie Saoudite, la Syrie, la Turquie, les ÉAU et le Yémen (Yémen Nord et Yémen Sud avant 1990).

Pour citer ce document

Aude-E. Fleurant : « Les armes classiques transférées dans les régions en guerre sont faites pour être utilisées », propos recueillis par Yannick Quéau, Décryptage d’OSINTPOL, 12 mars 2018.

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Lire par ailleurs

Aude-E. Fleurant : « Les transferts d’armements ont augmenté de 73 pourcents lors des quinze dernières années », propos recueillis par Yannick Quéau, Décryptage d’OSINTPOL, 20 février 2017.

Aude-E. Fleurant : « Une façon de pérenniser l’activité industrielle de défense consiste à trouver des débouchés à l’exportation », propos recueillis par Yannick Quéau, Décryptage d’OSINTPOL, 22 février 2016.

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