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Refonte du règlement européen sur les biens à double usage : deux propositions pour une réelle avancée

Stormtrooper at ESTEC, ESA, March 2017

Il y a quelques mois de cela, OSINTPOL publiait une analyse[1] de la proposition de la Commission européenne visant à refondre le règlement 428/2009 «instituant un régime de l’Union de contrôle des exportations, des transferts, du courtage, de l’assistance technique et du transit en ce qui concerne les biens à double usage[2]». Ce projet suit son chemin dans les méandres de la procédure législative ordinaire européenne[3]. Après la Commission européenne, c’est donc au tour du Parlement de se pencher sur le projet. Le 31 mai 2017, la Commission parlementaire a rendu un premier avis[4]. Un vote en première lecture au Parlement européen est prévu le 11 juillet. La période d’élaboration des amendements bat donc son plein.

Dans ce cadre, ce décryptage revient sur deux propositions opportunes tant pour les opérateurs, la société civile, les États membres que pour l’Union européenne (plus particulièrement la Commission en charge de ces questions). Cette unité de vue est suffisamment rare pour être signalée et pour espérer qu’elle soit soutenue. Il s’agit de propositions relatives à 1) la clause « attrape-tout » et 2) la mise en place d’un mécanisme de « voluntary disclosure. »

La nouvelle clause « attrape-tout » ou la nécessité pour les États et la Commission européenne de communiquer

Le texte actuellement en vigueur et le projet de refonte prévoient aux articles 4 et 8 deux possibilités de contrôle des biens à double usage (BDU) qui ne sont pas visés dans l’une des deux annexes du règlement.

L’article 8 établit une clause par laquelle un État membre peut imposer les modalités de contrôle à l’importation, au transfert et à l’exportation pour des produits non visés dans les annexes du règlement 428/2009 modifié. En France, par exemple, cette disposition est appliquée pour les gaz lacrymogènes/antiémeutes[5] et pour les hélicoptères[6].

L’article 4 relatif à la clause « catch all », ou clause « attrape-tout » en français, prévoit, autant dans sa formulation initiale que dans sa nouvelle disposition, que les opérateurs qui entendent exporter un produit qui ne figure pas en annexe 1 du règlement, mais qui tombent sous l’égide des dispositions de l’article 4, doivent solliciter une autorisation d’exportation licence auprès du service compétent.

C’est cette clause attrape-tout qui retient ici l’attention. Comme le rappelle Cédric Poitevin[7], ce type de disposition est apparu dans les années 1990, période au cours de laquelle les produits listés en annexe des règlements en vigueur ne correspondaient pas forcément toujours à un marché en évolution constante et rapide. Les listes de contrôle étaient alors également de moins en moins exhaustives au regard des critères techniques par rapport aux produits mis sur le marché. Les clauses catch-all sont donc apparues pour pallier à la situation et n’ont depuis cessé de prendre de l’importance.

Selon le mécanisme en vigueur, il revient à l’opérateur, lorsqu’il pense remplir les conditions de l’article 4 précité, de se rapprocher du service compétent. En France, le Guide sur les exportations de biens et technologies à double usage publié par le bureau E2 de la Direction générale des Douanes et des Droits indirects[8] précise que la clause attrape-tout s’applique dans les conditions suivantes :

«Des biens qui ne figurent pas dans les listes du règlement communautaire peuvent toutefois être soumis à contrôle s’ils risquent de contribuer à la prolifération des armes chimiques, biologiques ou nucléaires. En cas de doute, l’industriel doit se rapprocher de l’administration qui décidera de l’opportunité de soumettre l’exportation concernée à autorisation.»

Le projet d’article 4 actuellement en débat prévoit à cet égard deux évolutions notables :

  1. une application aux produits destinés ou susceptibles d’être destinés « à être utilisés par des personnes complices ou responsables d’avoir ordonné ou commis des violations graves des droits de l’homme ou du droit humanitaire international […] », ou à être utilisés dans le contexte « d’actes de terrorisme »;
  2. une obligation de « diligence» pour les opérateurs qui seront obligés de se rapprocher du service concerné s’ils ont « connaissance […] de ce que des biens à double usage qui ne sont pas énumérés dans l’annexe 1 et qu’il entend exporter sont destinés, en toute ou partie, à l’un des usages visés au paragraphe 1 ».

Un publication précédente d’OSINTPOL[9] avait déjà soulevé des interrogations quant au caractère trop extensif de formules telles que « violations graves des droits de l’homme », « acte de terrorisme » ou bien le flou entourant l’obligation de « diligence » faute de définition.

De manière plus générale, le texte communautaire en cours d’élaboration pose la question de la portée de la clause attrape-tout. En effet, il s’agit de comprendre comment un opérateur peut concrètement savoir si des produits et/ou leur destination/destinataire sont concernés par la mesure ?

Le projet de refonte vient répondre à cette interrogation sous la forme d’une obligation : celle de « diligence ».

Toutefois, sans définition plus aboutie et sans communication publique plus efficace, la mesure paraît difficilement applicable. En effet, aujourd’hui nul ne sait quelles autorisations ont été émises en application de l’article 4 du règlement 428/2009 modifié à l’exception du titulaire de cette autorisation/licence et du service attributaire. Le manque d’informations et de références a priori, c’est-à-dire avant même que l’opérateur ne sollicite l’avis d’un organisme de contrôle, limite la transparence et handicape finalement la lutte contre la prolifération des matériels sensible et donc la sécurité publique. Les opérateurs ne sont pas mieux lotis. Leur sécurité juridique se trouve inutilement compliquée à garantir et les perspectives commerciales d’une opération peuvent en être affectées (retard dans la prise de décision, difficulté de positionnement, etc.).

Pour remédier à la situation, deux options pourraient être envisagées par le législateur européen. D’une part, la Commission s’obligerait à publier une liste commune à tous les États membres reposant sur le triptyque nomenclature combinée[10]/classement BDU/pays concernés. D’autre part, chaque État membre publierait sa propre liste, toujours selon le même triptyque. Dans les deux cas, la mise à jour de ces publications pourrait être envisagée simultanément sur une base soit mensuelle, trimestrielle ou semestrielle ; ce dernier délai établissant un maximum raisonnable. En sus, il serait pertinent d’ajouter aux trois critères visés (NC, code BDU, pays) des éléments complémentaires (nature du destinataire final, région du pays de destination concernée et/ou motif d’application de l’article 4 par exemple).

La diffusion de ces seules informations ne violerait aucune règle de confidentialité et serait suffisante pour renseigner a priori les opérateurs de leurs obligations.

D’ailleurs, ce mécanisme est proche de celui relatif aux EAR 99 en vigueur aux États-Unis ; sa logique étant identique sur le fond. Le mécanisme a plusieurs avantages. Il permet en autres :

Dans l’optique de garantir la sécurité juridique des opérateurs tout en préservant la finalité de l’article 4 de lutte contre la prolifération et les menaces associées, chacun des acteurs devrait pouvoir se satisfaire d’une évolution allant dans le sens d’une communication a priori renforcée simultanément au niveau communautaire comme au niveau étatique.

La question de l’auteur des publications pourrait néanmoins porter à débat. En effet, dans la mesure où la clause attrape-tout relève de la souveraineté de chaque État membre et où les autorités de contrôle demeurent des autorités nationales (Direction générale des Douanes et des Droits indirects pour la France, par exemple), il pourrait être justifié de cantonner cette publication à l’échelle de chaque État membre plutôt qu’à celle de la Commission. La primauté accordée à la souveraineté nationale risquerait par contre de limiter les efforts communautaires d’intégration et de normalisation du marché. Il vaudrait ainsi sans doute mieux agir simultanément au niveau des États membres et de l’Union.

Sur la nécessité de mettre en place un mécanisme de « voluntary disclosure »

Le nouveau texte, comme le précédent, ne prévoit rien pour les opérateurs qui seraient tentés de se rapprocher de(s) service(s) compétent(s) parce qu’ils viennent de découvrir qu’un ou plusieurs de leurs produits sont des BDU ou bien parce qu’ils ont commis une erreur qu’ils souhaitent rapporter au(x) dit(s) service(s).

Cela pose en pratique plusieurs difficultés majeures.

En France, par exemple, l’article 414 du Code des douanes national prévoit que l’exportation sans déclaration de BDU est un délit douanier susceptible d’être puni d’une amende de 3 fois la valeur des marchandises exportées. Sachant que le nouveau délai de prescription de l’action publique applicable aux délits est de six ans, on imagine le malaise de certains opérateurs.

Face à un risque aussi important (même si celui-ci est seulement théorique, car il existe toujours une possibilité de conclure un règlement transactionnel avec l’administration des douanes[11]), nombreux sont les opérateurs qui n’osent pas se rapprocher du service compétent lorsqu’ils découvrent qu’ils importent, transfèrent ou exportent des produits sensibles. Certains considèrent le risque, mais le laissent pendant, quitte par la suite, à plaider l’ignorance. D’autres avertissent les autorités sans pour autant savoir qu’elle sera l’issue de leur démarche. En effet, aucune disposition réglementaire ne garantit actuellement à un opérateur de bonne foi initiant une démarche volontairement auprès des autorités qu’il ne s’exposera pas à une pénalité. La difficulté est d’autant plus importante que la réglementation BDU vient ici rencontrer la réglementation douanière (qui prévoit les modalités de contrôle et de sanctions applicables).

Le problème est qu’en l’absence d’une incitation à un rapprochement avec les autorités via un mécanisme de « disclosure », les États membres et la Commission européenne se privent d’un droit de regard sur certains flux. En cela, l’objet du règlement n’est actuellement pas totalement satisfait. C’est regrettable pour l’ensemble des acteurs du marché, les acteurs publics et la société civile.

Pour pallier à la situation, il pourrait être envisagé de profiter du projet de règlement en cours de discussion pour introduire une obligation aux États membres de garantir aux opérateurs un mécanisme de « disclosure » strictement conditionné et établissant 1) que la bonne foi de l’opérateur ne doit faire aucun doute et 2) que l’opérateur doit justifier de la mise en place de mesures correctives appropriées.

La première condition laisse une libre appréciation à l’autorité de contrôle des États membres. Quant à la seconde, elle semble assez évidente et justifiée par le caractère intentionnel de la démarche qui induit une volonté de l’opérateur de faire évoluer ses pratiques. Cette proposition apparaît donc comme un bon compromis pour chacune des parties.

Enfin, se pose la question de l’exclusion des pénalités. Il peut paraître justifié qu’une absence de pénalités accompagne ce type de déclaration volontaire. Cependant, la réticence des États membres et plus particulièrement celle des entités de contrôle peut légitimement s’anticiper. On peut en effet craindre que le relâchement du fardeau mis a priori sur l’opérateur n’ait des effets pervers.

Une telle proposition intervient dans un temps très proche de celui de la directive sur les infractions douanières[12]. Dès lors, il conviendrait de profiter de ce souffle réglementaire européen relatif aux infractions et sanctions douanières pour appuyer une telle avancée.

Sur la forme, la rédaction de la proposition d’amendement pourrait être affinée de sorte que le règlement n’impose pas une absence de sanctions aux États membres (la directive envisagée étant destinée à cela), mais au moins, qu’il incite ces derniers à mettre en place un tel mécanisme.

En définitive, sur le principe, cette proposition d’introduire un mécanisme de « disclosure » devrait intéresser l’ensemble des parties prenantes. La mise en place d’un tel mécanisme serait une excellente occasion pour accroître la visibilité des États membres sur un certain nombre de produits qui sont actuellement en dehors du champ de vision des autorités nationales de contrôle sans pour autant créer de contraintes pour les opérateurs qui, bien au contraire, disposeraient de quelques garanties supplémentaires.

 

Alexandre Celse

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Photographie : Stormtrooper at ESA (soldat impérial du film la Guerre des étoiles à l’Agence spatiale européenne). La photographie qui a été prise à l’ESTEC (ESA Technical heart) aux Pays-Bas montre à l’extrême droite le satellite ESRO-04 lancé en 1972 pour étudier l’atmosphère, l’ionosphère et les rayonnements de la Terre. La sonde HEOS-1 est située de l’autre côté du stormtrooper. Lancée en 1968, c’était la première sonde européenne à s’aventurer au-delà de l’espace proche de la Terre, afin d’étudier les champs magnétiques, les rayonnements et le vent solaire en dehors de la magnétosphère terrestre. Vient ensuite l’ensemble d’amarrage du véhicule de transport automatisé utilisé pour l’arrimage module de réapprovisionnement de la Station spatiale internationale. Enfin, à l’extrême gauche, se trouve le COS-B, qui, en 1975, a été la première mission lancée par l’ESA après sa création en 1973. Le COS-B a étudié les objets de rayons gamma. Crédit : ESA-C. Carreau, CC BY-SA IGO.

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Pour citer ce document

Alexandre Celse, « Refonte du règlement européen sur les biens à double usage : deux propositions pour une réelle avancée », Décryptage d’OSINTPOL, 21 juin 2017.

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Lire par ailleurs

Alexandre Celse, « Quand l’Union européenne révise sa réglementation sur les biens à double usage », Note d’analyse d’OSINTPOL, 12 décembre 2016.

Alexandre Celse, « Les drones récréatifs et leur classement en bien à double usage », Décryptage d’OSINTPOL, 10 novembre 2015.

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Références

[1] Alexandre Celse, « Quand l’Union européenne révise sa réglementation sur les biens à double usage », Note d’analyse d’OSINTPOL, 12 décembre 2016.

[2] Proposition de règlement du Parlement Européen et du Conseil instituant un régime de l’Union de contrôle des exportations, des transferts, du courtage, de l’assistance technique et du transit en ce qui concerne les biens à double usage (refonte, COM (2016)616 final ; 2016/0295 (COD), Bruxelles, le 28 septembre 2016.

[3] Procédure dont le cheminement peut être suivi en ligne en cliquant sur le lien hypertexte.

[4] Marietje Schaake, « Avis sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil instituant un régime de l’Union de contrôle des exportations, des transferts, du courtage , de l’assistance technique et du transit en ce qui concerne les biens à double usage (refonte) », Commission des Affaires étrangères, Parlement européen, 31 mai 2017.

[5] Ministère de l’Économie, du redressement productif et du numérique, Arrêté du 31 juillet 2014 relatif aux exportations de gaz lacrymogènes et agents antiémeute vers les pays tiers, JORF n° 0182 du 8 août 2014 page 13295, texte n° 19.

[6] Ministère de l’Économie, du redressement productif et du numérique, Arrêté du 31 juillet 2014 relatif aux exportations d’hélicoptères et de leurs pièces détachées vers les pays tiers, JORF n° 0182 du 8 août 2014 page 13297, texte n° 21.

[7] Cédric Poitevin, « La clause «  catch-all », instrument de lutte contre la prolifération », Note d’analyse du GRIP, 23 janvier 2009.

[8] Selon la version mise à jour en février 2015.

[9] Alexandre Celse, Loc. Cit.

[10] Il s’agit du classement douanier du produit détermine par la nomenclature combinée.

[11] Sur le fondement de l’article 350 du Code des douanes national.

[12] Proposition de Directive du parlement européen et du Conseil sur le cadre juridique de l’Union régissant les infractions douanières et les sanctions qui y sont applicables /* COM/2013/0884 final – 2013/0432 (COD) */

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