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Claude Serfati : «  L’acharnement à justifier les dépenses de défense sur la base de leur utilité pour le système productif va à l’encontre de toute la réalité contemporaine »

Claude Serfati est économiste, chercheur associé à l’Institut de Recherches économiques et sociales et au CEMOTEV (université de Versailles Saint-Quentin). Il est aussi membre du conseil scientifique d’ATTAC. Il vient de publier un livre aux éditions Amsterdam intitulé «Le militaire : une histoire française». C’est une contribution qui détonne dans un paysage national marqué la domination presque sans partage des thèses militaristes. L’analyse de Claude Serfati propose en 5 chapitres un éclairage critique sur la trajectoire historique de l’armée française, sur le positionnement de la défense dans l’économie politique nationale, sur les caractéristiques de l’industrie de défense hexagonale, sur la propension des dirigeants français à recourir à l’intervention armée et enfin sur le mécanisme de l’état d’urgence, ses effets et ses risques pour la démocratie. «Le militaire : une histoire française» est un tour de force réussissant à trouver le juste équilibre entre synthèse et exhaustivité, vulgarisation et profondeur. Claude Serfati offre ainsi une analyse riche et rigoureuse où ceux qui ne peuvent se satisfaire des discours tenus dans les chambres d’écho des décisions gouvernementales ou des lobbies industriels trouveront matière à réflexion.

Cette longue entrevue que Claude Serfati a accordé à OSINTPOL est l’occasion de revenir sur plusieurs des sujets traités dans l’ouvrage, mais aussi d’explorer d’autre enjeux connexes.

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Votre livre commence avec quelques chiffres forts, comme le fait que la France a mené au moins 111 interventions militaires entre 1991 et 2015. Est-ce à dire que la France ne pas sait pas vivre en paix ?

Elle n’est pas la seule. Dès avant le 11 septembre 2001, j’ai caractérisé de « mondialisation armée », le contexte historique issu de la disparition de l’URSS et de la globalisation dominée par la finance. Les guerres pour les ressources  qui se pérennisent, en particulier en Afrique, en sont l’exemple le plus tragique et spectaculaire. Elles ont été présentées par le groupe d’économistes de la Banque mondiale — qui les qualifiaient de « guerres ethniques » ou de « guerres civiles » — comme des produits de la « mauvaise gouvernance », d’un retard dans la mise en œuvre des prescriptions du consensus de Washington[1] datant de 1989. Dans plusieurs articles, j’ai défendu l’hypothèse symétrique : ces guerres sont des composantes de la mondialisation existante. Elles sont en effet reliées par de multiples canaux aux processus de mondialisation financière et économique, elles impliquent les pays du Nord et leurs groupes financiers et industriels.

Photographie 1 : des canons tractés Palmaria de l’armée libyenne détruits par des avions français Rafale dans la région de Benghazi en Libye lors de l’opération Harmattan le 19 mars 2011. Crédit: Bernd Brincken, CC BY-SA 3.0.

Or, une partie non négligeable de ces « guerres pour les ressources » se déroule sur des territoires anciennement colonisés et où la présence des intérêts économiques et géopolitiques français demeure très puissante. La France participe ainsi de façon proactive à la défense de ses intérêts géopolitiques et économiques en Afrique subsaharienne, au Maghreb (nos amis le Roi du Maroc et Ben Ali en Tunisie) et au Moyen-Orient. Elle participe ainsi à la défense d’un (dés)ordre mondial qui reste insoutenable pour des centaines de millions d’êtres humains.

Depuis des dizaines d’années, les armées françaises conduisent des guerres qui, contrairement aux guerres coloniales (Indochine, Algérie) ne semblent pas avoir eu d’effet en retour sur le territoire national. Il faut cependant une forte dose de naïveté, ou si l’analyse est moins charitable, un degré élevé de cynisme pour affirmer, comme le font les gouvernements français, que ces interventions militaires constituent seulement une réponse aux grands bouleversements économiques et géopolitiques. On ne peut pas faire en permanence référence à la mondialisation dans les discours et ne pas faire de sa réalité systémique un point de départ de l’analyse. L’hexagone n’est pas une terre d’exception, il constitue un espace géopolitique qui est une composante de la mondialisation, et les gouvernements et grands groupes financiers français, en conjonction avec ceux des autres pays développés, déterminent la trajectoire de la mondialisation.

Dans l’ouvrage que je viens de publier, je fournis des données qui montrent où se situent les objectifs des gouvernements français. Prenons l’exemple du Mali. Au cours des années 2013 et 2014 (dernière année disponible), les dépenses consacrées à l’intervention militaire ont été plus de cinq fois supérieures aux dépenses totales d’aide publique au développement que la France a octroyées à ce pays. Plus précisément, l’aide de la France destinée à l’éducation des enfants maliens, aux infrastructures sociales et à la santé a atteint en 2013 et 2014 un montant total équivalent respectivement à 3 %, 6,8 % et 7,2 % des dépenses militaires engagés par les armées françaises au Mali. Les choix financiers — donc politiques — sont clairs.

Quel est le nombre exact d’interventions militaires de la France ? Personne ne connaît la réponse. Alors que pour une nation, la décision de faire la guerre est l’acte politique le plus important, il n’existe en France aucun décompte officiel tenu par l’État. C’est un reflet de l’attitude de la société française vis-à-vis du militaire. Les présidents considèrent que le droit de faire la guerre les dispense de rendre des comptes, le Parlement est réduit à un rôle subalterne, et au mieux approbateur sur les questions de défense, les citoyens sont dépourvus d’ONG pacifistes assez puissantes pour servir de contrepoids aux autres pouvoirs.

Photographie 2 : des soldats français se préparent à décoller de la base d’Istres à destination du Mali à bord d’un transporteur C-17 Globemaster de l’US Air Force. Crédit : US Air Force/Sgt. Nathanael Callon, domaine public.

Peut-on retracer l’origine du militarisme en France et comment peut-on expliquer sa prégnance dans le débat public hexagonal ?

Les racines du militarisme de l’État français sont profondes et anciennes. Rien d’exceptionnel, si l’on suit la thèse — largement discutée — de l’historien américain Tilly selon laquelle « la guerre fait les États et inversement[2] ». Toutefois, la politique de Louis XIV fut sans doute pionnière en Europe au 17e siècle en revendiquant si fortement l’alliance de l’économie (à l’époque, principalement le commerce) et du pouvoir militaire. Au cours des deux siècles suivants, le militaire a formé en France l’armature sur laquelle l’État moderne s’est renforcé, et celui-ci a constitué la trame sur laquelle se sont greffés les rapports sociaux et le développement économique. Cette double caractéristique — centralité de l’institution militaire dans l’État et omniprésence de l’État dans les rapports sociaux et économiques — constitue une singularité structurelle par rapport aux autres pays développés.

Photographie 3 : le président François Mitterrand et le gouverneur militaire de Paris Hervé Navereau lors de la parade militaire du 14 juillet1989. Crédit : Axeo, CC BY-SA 3.0.

Je consacre en particulier un chapitre à l’économie politique de la 5e république. Celle-ci est issue d’un conflit dramatique entre deux fractions de l’armée. Une partie des officiers demeure attachée à l’ordre colonial en Algérie. Une autre partie, sous la direction de De Gaulle, souhaitait conforter l’enracinement de l’armée dans les institutions de la 5e République. De là, le qualificatif de « coup d’état permanent » utilisé par Mitterrand, qui résumait ainsi l’opinion majoritaire du mouvement syndical et des partis politiques de gauche. Les deux septennats de Mitterrand ont transformé cette critique acerbe en prophétie autoréalisatrice.

Au cours de ses six décennies, le régime de la 5e République a mis au centre l’institution militaire, que ce soit grâce à la détention de l’arme nucléaire, de l’influence forte de son système militaro-industriel (que j’ai analysé comme le « mésosystème de l’armement ») ou encore à des interventions militaires permanentes. Dans le contexte mondial dégradé, dont les attentats terroristes ne sont qu’une composante spectaculaire, cet interventionnisme permanent demeure un élément indispensable à prendre en compte pour comprendre la situation actuelle. À l’exception des États-Unis, dont le pouvoir militaire peut néanmoins être débattu au Congrès, la France est, de tous les pays occidentaux, celui dont l’imbrication entre le militaire et les rapports sociaux, économiques et politiques est la plus élevée.

Ce que vous appelez « sa prégnance dans le débat public hexagonal » ne renvoie pas à un quelconque débat démocratique, comme le Royaume-Uni en connait par exemple à propos de la fourniture d’armes à l’Arabie saoudite[3], alors même que la présidence de Hollande a poussé les relations avec l’Arabie saoudite à un point rarement atteint. Fabius, alors ministre des Affaires étrangères, annonçait fièrement la discussion avec ses dirigeants sur la livraison de centrales nucléaires au moment même où il adoptait une position de faucon sur les négociations avec l’Iran sur le dossier nucléaire. De même, qui imagine sérieusement que le parlement français réexamine le rôle de la France en Afrique — y compris au Rwanda — à la manière dévastatrice dont le rapport Chilcot[4] au Royaume-Uni a critiqué l’implication active du gouvernement de Blair dans la guerre en Irak (2003) ?

Il me semble qu’en France, ce qu’on observe sur le rôle du politique et économique militaire, c’est un consensus assourdissant par le silence. Il est vrai qu’au Royaume-Uni, les organisations pacifistes sont puissantes, alors que leur faiblesse en France est d’une évidence criante.

De manière curieuse, il semble que la crise de 2008 ait constitué un révélateur de l’emprise du militarisme sur la société française sans contribuer à son repli. Au contraire, les arbitrages ont été favorables à la Défense, mais aussi au ministère de l’Intérieur au détriment des orientations mises initialement de l’avant par Bercy. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

J’appelle cela le « moment 2008 », un tournant dans la situation économique mondiale — la longue récession dont personne ne peut prévoir la fin — qui se conjugue avec une nouvelle donne géopolitique caractérisée notamment par les printemps arabes et la prudence de l’administration Obama dans ses engagements militaires.

Dans ce contexte, un faisceau de facteurs internationaux et nationaux, économiques et politiques explique l’intensification au cours de ces dernières années des interventions militaires de la France dont un rapport parlementaire bipartisan (comme toujours) de juillet 2016 font qu’on se demandant si elles ne révèlent pas une « passion française ». En tout cas, ce regain militariste va bien au-delà des « guerres du Président » (celles de Sarkozy puis de Hollande). Il s’appuie sur les ressorts profonds qui dans ce « moment 2008 » ont ouvert une fenêtre d’opportunité pour ses promoteurs.

Sur la base des données publiques, je discute également l’idée acceptée sans véritable débat que les dépenses militaires auraient été les grandes victimes des dernières années du budget français. Entre 1997 et 2008, les effectifs des ministères de la Défense et de l’Intérieur ont en réalité progressé respectivement de 6 % et de 5 %, alors que les ministères de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MENSR) et ceux de l’Écologie et des Transports subissaient une sérieuse baisse de leurs effectifs (respectivement,-10 % et -29 %).

Les défenseurs du mésosystème français de l’armement invoquent souvent le non-respect des objectifs adoptés lors des lois de programmation militaire (LPM). Les données disponibles tempèrent largement cette critique, en tout cas en ce qui concerne la LPM 2014-2019. En 2016, le taux d’exécution de cette LPM était en effet déjà de 102,7 %.

Vous expliquez dans votre livre que l’instauration puis la reconduction de l’état d’urgence ont exacerbé plusieurs phénomènes sociaux, notamment dans relations entre les appareils de défense et de sécurité et le reste de la société. Quels sont les exemples qui illustrent le mieux la situation et quels enseignements doit-on en tirer ?

L’histoire montre que les guerres menées par les dirigeants d’un pays sont en général corrélées à une restriction des libertés publiques dans leur propre pays. Ces guerres nécessitent en effet de bâtir une union nationale solide, de rendre inaudibles les voix dissidentes, et souvent de les réprimer. C’est ce qui s’est produit dans toutes les guerres menées par la France, y compris dans les guerres coloniales des années 1950. L’état d’urgence a été précisément créé en 1955 pour combattre les luttes pour l’indépendance de l’Algérie.

La connexion entre guerres à l’extérieur et restriction des libertés publiques à l’intérieur s’est fortement relâchée après la fin de la guerre d’Algérie et l’état d’urgence à nouveau décrété en 1962 contre l’OAS. Les nombreuses interventions militaires effectuées par l’armée française en Afrique au cours des décennies passées ont été menées sans conséquences majeures sur les libertés publiques en France.

La situation actuelle est tout autre. L’état d’urgence mis en place depuis plus d’un an doit faciliter l’« éradication du terrorisme » en France – objectif aussi imprécis qu’illusoire tant que les moyens militaires sont les seuls utilisés – a été fixé il y a cinq ans à l’intervention française au Mali par le président de la République et réitéré depuis les attentats commis en France. La réalité est plutôt celle d’une présence de l’armée française dans des anciennes colonies africaines : elle rappelle les protectorats de l’ère de l’impérialisme et semble promise à durer. Cette restriction des libertés publiques via l’état d’urgence constitue le troisième élément d’un triptyque dont les deux autres sont l’engagement militaire accru de la France et les attentats sur le territoire métropolitain.

Photographie 4 : des soldats patrouillent sur les quais de la gare de Strasbourg le 19 août 2013 dans le cadre du plan Vigipirate. Crédit : Claude Truang-Ngoc, CC BY-SA 3.0.

Par définition, un régime d’exception, comme l’est l’état d’urgence, installe un peu plus les appareils militaro-sécuritaires au cœur de la vie sociale. Les atteintes aux libertés se font plus fréquentes et sont tolérées par les gouvernements comme par tout un pan de la société au nom de la sécurité nationale. C’est peu dire que les victimes de ces atteintes sont discriminées. Comme le montrent des études de chercheurs, les « minorités visibles » le sont encore plus lors des contrôles de police. Le 9 novembre 2016, la Cour de cassation a d’ailleurs condamné l’État pour ses pratiques discriminatoires[5]. L’état d’exception reconstitue insidieusement la figure de « l’ennemi intérieur ». Au 19e siècle, ce furent les « classes laborieuses, classes dangereuses ». Aujourd’hui, ainsi que le précise l’historien Gérard Noiriel[6], ce sont « les jeunes d’origine immigrée [qui] n’existent pas », sauf sur « un seul critère fondant l’appartenance du groupe : la stigmatisation. »

L’institution militaire se sent naturellement confortée par cette situation. On observe une montée de l’expression publique des militaires, la « grande muette » utilisant désormais les médias pour faire passer des messages. En mai 2014, selon Le Canard enchaîné, les chefs d’état-major des trois armées (Terre, Air, Marine) avaient informé le président de la République de leur intention de démissionner en bloc si le budget devait être encore rogné. Crainte infondée ou menace efficace ? Le budget militaire a augmenté de façon significative. Cela ne suffit pas. Désormais, les militaires demandent que le budget de défense de la France passe à 2 % du PIB. Certains militaires et gendarmes vont plus loin dans leurs exigences politiques, et considèrent qu’il faudra tôt ou tard renforcer le régime d’exception.

En tant qu’économiste, que pensez-vous de cette idée qui consiste à définir un budget de défense sur des points de pourcentages établis en fonction d’une valeur mouvante ? On pense ici à la règle non contraignante de l’OTAN qui veut que les États membres dépensent 2 % de leur PIB dans la défense.

La défense est un des rares domaines où un ratio lié au PIB est utilisé. Combien de personnes savent que la France occupe une médiocre 10e place sur les 22 pays de l’OCDE en termes de dépenses d’éducation rapportées au PIB ?

Les limites d’une évaluation de l’efficacité de la défense fondée sur ce ratio sont évidentes. Il faudrait en effet supposer une nécessaire corrélation entre le PIB et les dépenses militaires, comme si l’accroissement du premier devait mécaniquement entraîner celui des secondes pour maintenir un même niveau de protection armée du pays contre les menaces extérieures et intérieures.

Ensuite, l’attention un peu fétichiste accordée à ce ratio néglige les évolutions du contexte international et des mutations géopolitiques. La disparition de l’URSS et des pays satellites justifiait la fin d’un haut niveau de dépenses militaires. Or, les dépenses militaires de la France et d’autres pays n’ont que modérément baissé grâce aux « dividendes de la paix », bien moins qu’ont annoncé nombre d’experts.

De plus, comment comparer l’efficacité de la défense d’un pays procurée par les armes utilisées il y a plusieurs décennies et les systèmes d’armes contemporains bourrés d’innovation technologique ? Contrairement à ce qui se passe dans les industries civiles, les progrès technologiques réalisés dans les systèmes d’armes en renchérissent considérablement les coûts.

Enfin, les dépenses militaires inscrites au budget de l’État ne sont qu’une partie des dépenses à prendre en compte. Il convient d’y ajouter les dépenses de sécurité intérieure, dont l’entrecroisement avec la défense est de plus en plus évident et reconnu par les Livres blancs, ceux rédigés sous la présidence Sarkozy (2008) et Hollande (2012) étant même intitulés Livres blancs sur la défense et la sécurité nationale. À ce titre, on peut rappeler que les dépenses de sécurité constituent depuis plusieurs années un « relai de croissance » pour les groupes de l’armement.

Vous soulignez dans votre ouvrage la place des grands industriels de la défense dans l’innovation technologique. D’où est héritée cette structure singulière et constitue-t-elle un atout ou est-elle plutôt symptomatique à l’heure d’Internet d’un modèle d’innovation problématique ?

En France, les relations entre la science, la technologie et le pouvoir politique — donc militaire — sont très intenses depuis des siècles. Elles ont pris une plus forte ampleur avec l’arrivée de De Gaulle au pouvoir. Conforter le « rang de la France dans le monde » repose selon lui sur deux piliers : la compétitivité économique — un objectif qui est clairement affiché dans le « Cinquième Plan de développement économique et social » (1966-1970) et la puissance militaire. Telle est la substance de l’économie politique de la 5république à laquelle je consacre un chapitre.

Les dépenses militaires représentent un peu moins de 2 % du PIB[7], mais les dépenses de recherche-développement des groupes à production militaire représentent 22 % des dépenses des 50 premiers groupes industriels français. Ils bénéficient, il est vrai, de généreux contrats de R et D publique (les 8 premiers groupes de l’armement reçoivent près de 70 % de tous les contrats de R et D militaire) sans omettre le milliard d’euros dont les entreprises de l’armement bénéficient au titre du Crédit d’impôt recherche. Depuis que j’analyse le mésosystème français de l’armement, soit plus de trois décennies, la situation n’a guère changé[8]. Le ministre de la Défense Giraud avait déclaré lors de la période de cohabitation entre Mitterrand et Chirac que la loi de programmation militaire (LPM, 1987-1991) constituerait une « locomotive du développement industriel. » Depuis ces affirmations, de très nombreux secteurs industriels ont progressivement sombré : sidérurgie, textile-confection-habillement, chantiers navals, puis les biens électroniques, et plus récemment l’industrie automobile.

Photographie 5 : le Sébastopol, un bâtiment de projection et de commandement (BPC) de classe Mistral, en construction à Saint-Nazaire, 30 décembre 2014. Ce navire a finalement été livré à l’Égypte et rebaptisé l’ENS Anwar El Sadat. Crédit : Ludovic Péron, CC BY-SA 4.0.

Le ministre de la Défense Le Drian peut bien se féliciter que grâce aux ventes d’armes, l’industrie de défense se trouve au cœur de la compétitivité de l’industrie française, le délitement de celle-ci est tel que la France est avant-dernière en Europe du point de vue de la place de l’industrie manufacturière rapportée au PIB.

L’acharnement à justifier les dépenses de défense sur la base de leur utilité pour le système productif va à l’encontre de toute la réalité contemporaine. Même l’affirmation des retombées économiques positives (spin-off) des technologies militaires vers le civil, sur laquelle je me suis beaucoup exprimé dans les années 1980 et 1990, n’est plus sérieusement défendue aujourd’hui aux États-Unis. Ainsi que le Financial Times résume les relations entre le DoD et les entreprises de haute technologie : « Le Pentagone lance son offensive de charme en direction de la Silicon Valley, mais de très nombreuses entreprises ne voient pas l’utilité d’accepter les offres du gouvernement[9]. » Les raisons sont les mêmes que celles déjà analysées dans les années 1970 : les contrats souvent juteux passés avec le Pentagone sont assortis de telles contraintes réglementaires (confidentialité) et de spécifications techniques (destinées aux usages militaires qui se déroulent dans des conditions physico-chimiques extrêmes) que le jeu n’en vaut pas la chandelle pour les entreprises désireuses de s’orienter massivement vers les marchés civils.

Les gouvernements français continuent de défendre un modèle de relations militaire-civil qui n’a plus de soutien hors de l’hexagone. Les effets de ce modèle en termes de performances du système productif viennent jour après jour en contester la validité. Le poids des intérêts économiques du mésosystème de l’armement, la « vitrine » que représentent les exportations d’armes et les opérations militaires qui testent en grandeur nature (combat proven) les armes développées par les groupes français, la crainte des salariés des entreprises d’armement de perdre leur emploi dans un pays où le taux de chômage demeure irréductiblement élevé maintiennent pourtant jusqu’à maintenant une forme de consensus par le silence.

Vous brossez parfois de manière explicite le portrait d’un appareil de défense français fonctionnant aux marges, si ce n’est en marge, de la démocratie. Comment faire pour ramener de plain-pied le militaire dans le giron démocratique ?

L’institution militaire est solidement installée au cœur de la 5e république. Les mécanismes constitutionnels font une large place aux pouvoirs militaires et d’ordre public du Président de la République ; le terme de monarchie républicaine édulcore le caractère bonapartiste des institutions politiques de la France. Ainsi qu’en témoigne l’installation dans l’état d’urgence permanent, la transition vers un régime d’exception encore plus attentatoire aux libertés publiques ne nécessiterait pas un coup comme ce fut le cas pour mettre en place la 5e république ou comme on imagine les coups d’État en Amérique latine. L’article 16, l’état d’urgence, l’état de siège sont d’ores et déjà inscrits dans la constitution, et sont laissés à la presque totale discrétion du Président de la République. Ils forment « un cocktail explosif » comme l’écrivent Beaud et Guérin-Bargues, deux professeurs de droit public[10].

La dérive autoritaire est donc inscrite dans nos institutions. Certes, en dépit des obstacles et des menaces formulées à l’époque, les citoyens ont pu exprimer leurs opinions en manifestant massivement contre la loi travail il y a près d’un an. Les atteintes aux libertés, en particulier celles contre les minorités visibles ont néanmoins alerté les institutions judiciaires, dont la Cour de cassation, et le défenseur des droits. La survenue d’attentats aussi graves que ceux qui ont frappé le pays renforcerait les appels à un État fort qui mettrait un peu plus l’armée et la police au centre du dispositif.

La démocratie existe dans les textes, mais également dans la réalité. La possibilité pour les citoyens de s’organiser pour faire connaitre leur opinion, imposer les droits démocratiques et sociaux fondamentaux appelle sans doute à un retour aux fondamentaux (séparation des pouvoirs, contrôle permanent des élus, etc.), mais également à des innovations institutionnelles qui, facilitées par les moyens de communication modernes, permettraient l’auto-organisation citoyenne. Autant dire que ce défi n’est pas la seule affaire des chercheurs.

 

Claude Serfati, propos recueillis par Yannick Quéau

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Photographie : des soldats français procèdent à l’aide du canon César à un tir d’artillerie effectué contre les troupes de l’organisation État islamique lors d’une opération en soutien aux Forces irakiennes de sécurité dans leur progression vers Mossoul. Irak, le 16 octobre 2017. Crédit : US Department of Defense, Pfc. Christopher Brecht, domaine public.

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Pour citer ce document

Claude Serfati : « L’acharnement à justifier les dépenses de défense sur la base de leur utilité pour le système productif va à l’encontre de toute la réalité contemporaine », propos recueillis par Yannick Quéau, Décryptage d’OSINTPOL, 11 avril 2017.

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Lire par ailleurs

Aude-E. Fleurant : « Les transferts d’armements ont augmenté de 73 pourcents lors des quinze dernières années », propos recueillis par Yannick Quéau, Décryptage d’OSINTPOL, 20 février 2017.

Yannick Quéau, « Entre guerre et terreur : principes et acteurs du militarisme et du sécuritarisme en France », Note d’analyse d’OSINTPOL, 18 décembre 2015.

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Références

[1] Le Consensus de Washington est une expression qui renvoie à un ensemble de mesures d’inspiration libérale adopté au lendemain de la Guerre froide par les institutions financières internationales que sont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international dont les sièges se trouvent à Washington.

[2] Charles Tilly, Contrainte et capital dans la formation de l’Europe : 990-1990, Aubier, 1992, p. 119.

[3]Jamie Doward, « Does UK’s lucrative arms trade come at the cost of political repression », The Guardian, 12 février 2017.

[4] Pour une analyse des enjeux du rapport, voir le travail réalisé par la rédaction du Gardian : « Chilcot report: Key points from the Iraq inquiry », The Guardian, 6 juillet 2016.

[5] Voir Julia Pascual, « Contrôles au faciès : après la condamnation de l’État, la police devra changer ses pratiques », Lemonde.fr, 9 novembre 2016.

[6] Gérad Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001.

[7] En excluant les dépenses liées à la gendarmerie et les budgets additionnels liés aux opérations pour la portion mesurable, ce que ne fait pas la base de données du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) et qui fait autorité en la matière. Pour le SIPRI les dépenses militaires de la France se situent systématiquement au dessus de 2 % (2,3 % en 2o16, par exemple).

[8] Pour une analyse récente et approfondie voir Claude Serfati, L’industrie française de défense, Les Études, La documentation française, novembre 2014.

[9] Henry Sender, « US Defence: Losing its edge on technology », The Financial Times, 4 septembre 2016.

[10] Olivier Beaud et Cécile Guérin, L’état d’urgence. Étude constitutionnelle, historique et critique, L.G.D.J., collection Systèmes.

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