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Véritologues, pédagogues et enjeux de pouvoir

Dans les débats sur la vérité et la post-vérité qui animent, depuis la dernière course à la présidence des États-Unis, les salles de rédaction (ici, ici, ici ou encore ), on constate que sous couvert de nuance et de défense du bien commun nombre de journalistes tombent en fait dans le piège de l’amour qu’ils portent à l’image extrêmement positive qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs propres références et hiérarchies culturelles en matière de production de contenu médiatique.

Dès lors, le débat n’en est plus tout à fait un, ou plutôt, il n’en est plus seulement un. Il est aussi instrument servant de vecteur à la réaffirmation de l’autorité d’un journalisme de référence ou mainstream (notions éminemment problématiques) sur ce qui touche à l’analyse de la chose publique. Le discours du journaliste narcissique se mue en effet en proclamation moins du devoir que du pouvoir dont serait investie une profession opérant dans des temples clairement identifiables, certains journalistes n’hésitant pas à proposer leur liste ou à se faire les juges des marques du domaine un peu comme d’autres distribuent les étoiles dans la restauration. La démarche est motivée par la préservation d’un statut social qui, s’il peut être uniquement symbolique, est aussi parfois économique puisqu’il se traduit par l’augmentation des abonnements au Times et Monde, par exemple.

La profession de journaliste est loin d’être la seule touchée par ce virus et ses formes mutantes. On remarque en effet que la pandémie touche bien des catégories professionnelles participant au débat public sur toute sorte de sujets. On ne compte plus le nombre d’experts, de politiciens ou autres prêcheurs qui présentent leurs interventions médiatiques comme des actions de pédagogie à l’intention d’un public qu’ils postulent dans l’attente de recevoir une information de qualité, mais dans une version édulcorée, car contrairement au pédagogue, le public ne disposerait pas des outils adéquats pour comprendre les finesses rendant véritablement intelligible le monde social.

En fait, il importe d’exposer ici non pas une définition des termes de véritologue et de pédagogue, mais la manière dont ces mots sont instrumentalisés. On constate alors que la démarche consistant à s’octroyer ces rôles confine régulièrement (mais pas toujours) à un artifice rhétorique qui postule, une position d’autorité intellectuelle à la personne qui se prévaut de cette qualité, sans toutefois qu’elle en fasse la démonstration. Être journaliste ou expert ne suffit plus, il faut être expert-pédagogue ou journaliste adepte de la vérité vraie et pourfendeur la post-vérité et de ses faussetés, le propos important souvent bien moins que l’étiquette. On peut noter qu’il revient au journaliste spécialiste d’effectuer la fusion des prétentions de pédagogue et de véritologue.

Un passé une fois encore fantasmé

La démarche s’accompagne parfois d’une nostalgie d’un temps révolu qui est aussi réécrit pour se conformer au fantasme d’un passé où le savoir aurait été dispensé par les personnes habilitées à le faire au regard de leurs compétences exceptionnelles et d’un tri sélectif forcément fondé sur le mérite. Dans la foulée, on dénigre volontiers le présent de la génération occidentale la plus éduquée de l’histoire et les réseaux sociaux. Ainsi, l’historien Christian Delporte affirme-t-il dans Télérama qu’

« Il y a vingt ans, personne ne croyait en la théorie du complot. Tout le monde regardait le20 heures” et lisait le journal. Il y avait du partage. Aujourd’hui, il est possible de raconter n’importe quoi et d’être ensuite en mesure de diffuser cette information, notamment grâce aux réseaux sociaux. Nous sommes en face d’une sorte de nivellement de l’information et face d’une logique de communauté, qui autorise de moins en moins de partage. Tout est de plus en plus cloisonné. Chacun est dans sa bulle. Les médias ont donc un rôle très important. »

Le propos est d’autant plus surprenant de la part de Delporte que ce dernier consacre l’essentiel de son entrevue à exposer de manière habile plusieurs des mécanismes entourant la communication de François Fillon lors de sa conférence de presse du 6 février 2017 et même les pièges dans lesquels sont, selon lui, tombés la plupart des journalistes en acceptant les règles proposées par le candidat LR. En fait, je n’ai pour ma part qu’une seule chose à reprocher à l’analyse de l’historien et c’est ce dernier paragraphe où s’annonce une fois de plus le procès d’une époque (le présent) dénigrée au regard du passé, principalement par la faute des réseaux sociaux.

Figure 1. Grand-messe à Zuiderzee par George Clausen (1880). Une masse de fidèles s’informe auprès d’une source de référence alors qu’un couple échange à l’écart dans un parfum de scandale et de subversion. Crédit : George Clausen/Domaine public.

On ne se lancera pas ici dans une critique de plus du nostalgisme dont se gavent autant certaines élites réactionnaires que les piliers de comptoir du café du commerce ou encore de nombreux fils de discussion sur Twitter. On peut toutefois juste mentionner que dans un passé pas si lointain, la grand-messe du 20 heures expliquait que le nuage atomique de Tchernobyl avait le bon ton de respecter les frontières hexagonales et qu’à cette époque un président de la République pouvait par ailleurs avoir une famille publique et une autre privée et engager l’État dans un mensonge grotesque avec la complicité des médias.

Figure 2. Couverture de The Economist du 22 octobre 2016. Crédit : The Economist/Certaines conditions s’appliquent.

Blâmer Internet et plus spécifiquement les réseaux sociaux, c’est blâmer le progrès technique parce qu’il provoque une redéfinition des modes de légitimation du pouvoir des élites. C’est aussi s’en prendre au support plutôt qu’au propos pour présenter une lecture binaire du monde de la production médiatique où l’on retrouverait, d’un côté, un label qualité et rigueur qui appartiendrait aux modes traditionnels de diffusion de l’information et, de l’autre, un label fantaisie alternative option propagande qui serait le domaine des réseaux sociaux.

Une image valant mille mots, on rappelle ici simplement, à titre d’exemple cette couverture encore toute fraîche de The Economist, l’influent hebdomadaire mainstream, présentant Vladimir Putin en démon d’un bleu glacial et sombre doté d’yeux rouges sang en forme d’avions de combat. Ne manquent que les cornes et le rire diabolique.

50 nuances de gris

Ce qu’illustre l’entrevue de Delporte, comme d’ailleurs nombre des publications sur la post-vérité, c’est que le mal est profond et sournois. Il n’y a pas d’un côté les bons véritologues et les bons pédagogues et de l’autre les mauvais ou les illuminés de la post-vérité. Il y a ceux qui participent au renforcement des outils d’analyse de la chose publique et à l’exercice de la citoyenneté, et ceux qui servent des intérêts nettement plus intéressés tant au niveau financier que statutaire et même symbolique ; l’ensemble pouvant à l’occasion de manière plus ou moins subtile s’incarner dans une seule et même personne et à plus forte raison dans une seule et même publication.

Il est évident qu’on ne peut pas tous être experts de tout (encore que, visiblement, c’est la prétention de la caste des éditocrates qui ont un avis sur tout, particulièrement sur des accords de libre-échange, même lorsqu’ils n’ont, dans certains cas, pas pu consulter les documents avant de se prononcer). Dans cette optique, cette fonction d’explication et de déconstruction d’un monde social éminemment complexe, car parcouru d’aspirations éthiques contradictoires, d’idéologies et de forces sociales aux intérêts et aux conceptions du vivre ensemble parfois antinomiques, est évidemment nécessaire… lorsqu’elle vise au renforcement des outils d’analyse du citoyen. Il en va de même pour la validation des faits qui bénéficie par ailleurs grandement d’Internet et des réseaux sociaux.

Malheureusement, le plus souvent l’objectif est d’assener des éléments de langage non neutres au plan normatif puisqu’ils sont aux services d’intérêts bien spécifiques. Le choix de vérifier un fait plutôt qu’un autre est déjà orienté. En conséquence, en présence dans le débat public d’une prétention à la vérité comme à la pédagogie ou encore à l’indépendance, il est impératif de se prémunir de son sens critique. Une carte de presse comme un statut universitaire ne garantissent ni l’indépendance de celui qui s’en prévaut, ni un traitement équitable des faits présentés.

Il ne s’agit pas de prétendre à une objectivité parfaite. Celle-ci est de toute façon illusoire. Il importe d’outiller le citoyen, c’est-à-dire de lui donner les moyens de tirer ses propres conclusions plutôt que de vouloir lui faire accepter une vérité qu’il sait, à raison, de toute façon orientée.

De l’importance des conditions de production des savoirs

Sans être la panacée, deux questions assez simples, mais aux implications complexes, peuvent aider n’importe qui à de faire une idée du discours qui lui est servi :

  1. De qui les prescriptions implicites ou explicites qui découlent des faits (qu’ils soient vérifiés ou non d’ailleurs) et du narratif qui les accompagne, servent-ils les intérêts ?
  1. Quelles sont les conditions de production de l’information et des savoirs qui sont présentés ?

Les deux questions sont évidemment intimement liées et peuvent par exemple s’articuler comme ceci : « dites-moi qui vous finance, je vous dirai qu’elle est votre vérité et de quels acteurs elle sert les intérêts. » Ces questions laissent la charge des réponses sur les épaules du citoyen à qui on rappelle simplement ici que le savoir n’est jamais donné ; il est toujours conquis, exactement comme le pouvoir auquel il est intimement lié.

S’informer est tâche ardue qui est aussi, et surtout, la responsabilité du citoyen. C’est un verbe d’action qui ne s’accommode pas de l’apathie. On ne devrait d’ailleurs jamais être informé par autrui, mais s’être informé par ses propres moyens. En ce sens, le refus du dogme, c’est-à-dire le rejet d’une vérité révélée par des experts-lobbyistes-pédagogues aux prétentions éducatives est un devoir citoyen. Il en va de même dans la relation avec les médias. Dans la période actuelle, ces derniers sont les victimes d’un mode de production limitant drastiquement le champ des possibles principalement sous l’effet conjugué de deux forces. D’un côté, on trouve les intérêts d’une oligarchie économique propriétaire des principaux médias et par ailleurs en affaires avec l’État. Or, cette oligarchie ne conçoit le vivre ensemble qu’en mode néolibéral avec quelques variantes au niveau de l’austérité en fonction de sa capacité à capter les dépenses publiques tout en échappant à la taxation. Toutes les références à la lutte contre les inégalités et a fortiori à l’État-providence se trouvent donc présentées comme des utopies par essence déraisonnables. De l’autre côté, on identifie une caste politique où s’appliquent des traitements médiatiques différenciés et des retours d’ascenseurs selon les parrainages dont disposent les uns et les autres dans le cercle restreint des propriétaires des médias d’influence.

Comme si ce n’était pas suffisant, les difficultés d’adaptation des médias à Internet ont mis à mal les finances de bien des journaux, phénomène qui s’est accompagné du développement de la précarité et d’une forme de paupérisation de la profession qui ne touche cependant pas tous les journalistes de la même manière, l’impact variant en fonction des accointances des uns et des autres avec les pouvoirs économiques et politiques, justement. C’est peu de dire que cette situation, qui place la majorité des journalistes dans la crainte de déplaire et donc de perdre leurs moyens de subsistance, n’est pas propice à la défense de l’intérêt général. Les chartes éthiques et autres codes déontologiques n’offrent en la matière que de fragiles garanties.

Résister ou casser le vent

Sur ce contexte de production, les journalistes n’ont malheureusement que peu d’emprise. Ne reste dès lors que le poids de trop rares phénomènes comme le Canard enchaîné qui s’est imposé comme une référence incontournable de la profession alors qu’il se voyait comme étant essentiellement confiné à la satire.

Par contre, les journalistes sont aussi parfois au moins partiellement responsables du désamour qui s’exerce à leur endroit. C’est le fait de comportements évitables comme des aveuglements complaisants (pour ne pas dire courtisans) ou idéologiques qui font aussi partie de leurs caractéristiques. C’est également la conséquence des attitudes de certains faiseurs d’opinions qui, dans le contexte actuel, ne trouvent rien de mieux que d’opposer leur condescendance à une masse de citoyens qu’ils postulent systématiquement comme étant moins qualifiés et moins compétents qu’eux pour analyser le monde social et politique.

 

Figure 3. La vidéo Brice de Nice, Je casse le vent.

Le phénomène est particulièrement troublant sur les réseaux sociaux où journalistes, mais aussi experts, s’autorisent des largesses ahurissantes en termes de rigueur comme de correction vis-à-vis de leurs lecteurs en se muant volontiers en Brice de Nice du clavardage en 140 caractères : « Je respecte ton avis tu vois, mais en même temps c’est pas le mien donc c’est pas le bon.» #cherchepastastort. C’est l’art de « casser le vent » caché derrière une profession de foi conçue comme un rempart contre toute forme de réflexivité, terme dont on invite au besoin le lecteur, surtout s’il est journaliste, à chercher la définition par ses propres moyens.

 

Yannick Quéau

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Photographie : capture d’écran du Décodex, un outil de validation des sites d’information établi par les Décodeurs du Monde.fr. On note qu’il indique bien le propriétaire des publications. Le Décodex fait du site du Parisien.fr une source « en principe plutôt fiable », expression troublante qui semble vouloir dire qu’il existe pour les Décodeurs du Monde une vérité plutôt vraie en théorie selon le logo qui l’accompagne, mais pas forcément valide de manière certaine dans la pratique. On reste un peu pantois et on se rappelle au passage que Le Parisien.fr attribuait une vie alternative à l’auteur de cet article dans un portrait qui lui était consacré en février 2013. Yannick Quéau n’a en effet jamais étudié à Rouen, pas plus qu’à l’université de Montréal ou en sciences sociales. Il a étudié à Brest, à l’université du Québec à Montréal et en science politique. D’autres faits alternatifs exposés dans cet article de 353 mots du Parisien sont de pures inventions de la journaliste qui avait pourtant enregistré l’entretien. Suite à cette surprenante publication, Yannick Quéau avait pris soin de contacter la rédaction du Parisien.fr pour demander les corrections adéquates, demande restée sans suite. Crédit : Lemonde.fr/Certaines conditions s’appliquent.

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Pour citer ce document

Yannick Quéau, «Véritologues, pédagogues et enjeux de pouvoir », Blogpads.blog.lemonde.fr, 13 février 2017.

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Lire par ailleurs

Yannick Quéau, « Entre paresse et propagande : la nouvelle Guerre froide », blogpads.blog.lemonde.fr, 10 octobre 2016.

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