osintpol

Horloge, costumes, culture pop et marketing de la peur

Vérifications faites, il semble que vous ne disposiez pas des autorisations nécessaires pour parcourir ce site. Pire, votre fréquentation de ces pages écrites par un binational et donc par un demi-français et possible traitre à « une certaine idée de la France » (ne faites pas le malin, vous savez ce que cela veut dire, ne posez pas de questions inutiles) vous rend éminemment suspect au regard des pratiques de nos services de renseignement qu’une prochaine loi antiterrorisme (oui, encore une) ne manquera pas de rendre légales.

Nos boîtes noires installées chez les fournisseurs d’accès à Internet ont enregistré toutes vos métadonnées. Le jour où vous voudrez entrevoir la possibilité d’entreprendre une démarche citoyenne de critique du pouvoir ou pire, de militantisme, les autorités de la République (ou pas… on verra si le Front national prend le pouvoir) veilleront à vous intimider en utilisant contre vous toutes les informations collectées à travers votre fréquentation d’Internet.

Soyez pleinement informé que si vous persistez dans votre démarche consistant à lire cet article, vous risquez de solliciter votre sens critique. Nous vous invitons donc à retournez immédiatement sur votre page Facebook pour consulter des vidéos amusantes de chats et vérifier ce que vos « amis » ont mangé récemment.

Si passée cette mise en garde participant d’une forme de riposte graduée face à l’exercice de la citoyenneté, vous êtes encore disposé à parcourir ces pages, sachez que cet article traite avec humour de marketing de la peur, de bande dessinée, de cinéma, même de genre et finalement de bien commun, le tout sous forme de jeu.

Défi

Quitte à vous être rendu jusqu’ici, peut-être pourriez-vous essayer d’identifier les trois références incluses dans l’image ci-dessus qui illustre cet article ?

On vous laisse quelques instants…

Toujours pas ?

Non ?

Si ?

Bon, on vous donne les réponses.

La fin du monde est à minuit

L’horloge en haut à gauche fait référence à la Doomsday Clock (ou Horloge de la fin du monde, en français). Il s’agit d’un outil conceptuel mis en place en 1947 par le Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago. Elle mesure le temps séparant l’humanité d’un désastre nucléaire global programmé à minuit. En fonction de l’évolution du contexte mondial, un panel d’experts décide si l’aiguille des minutes doit être avancée ou reculée.

L’horloge fait des incursions régulières du côté de la culture populaire. Elle est notamment mentionnée dans la chanson 2 Minutes To Midnight du groupe de heavy metal Iron Maiden. Ce morceau fait référence à cette période d’incertitude s’étalant 1953 à 1960 et où l’horloge indiquait donc 23h58. Ce moment de la Guerre froide marquait l’introduction dans les arsenaux tant des États-Unis que de l’Union soviétique, de la bombe H, avant qu’un dialogue stratégique constructif ne s’instaure progressivement entre Moscou et Washington. Un dialogue qui sera même renforcé suite à la crise des missiles de Cuba en 1962 avec l’instauration du téléphone rouge, soit une ligne de communication directe entre les dirigeants des deux superpuissances.

Avec la chute de l’Union soviétique en 1991, l’horloge avait reculé jusqu’à 23h43. En raison, entre autres choses du réchauffement climatique, de l’absence d’actions à l’échelle mondiale pour réduire les stocks d’armes nucléaires, du risque de conflit nucléaire régional ou encore des doutes planant sur la stabilité de certaines puissances nucléaires et sur la sécurité de leurs armements (au Pakistan, notamment), elle a cependant repris sa marche en avant. Depuis le 27 janvier 2017, l’horloge indique 23h57 et 30 secondes et s’est donc rapprochée de l’instant fatal à l’humanité. C’est la première fois qu’elle progresse de seulement 30 secondes. La décision est motivée par les déclarations de Donald Trump sur les armes nucléaires et sa négation des preuves scientifiques dans le cadre du réchauffement climatique. La Doomsday Clock a donc progressé de 14 minutes et 30 secondes depuis la fin de l’affrontement bipolaire.

Jusqu’ici tout va bien ? Peut-être pas. Conscients que le problème n’est pas tant la chute que l’atterrissage, le 27 octobre 2016, dans un silence médiatique assourdissant en France, 123 États ont voté aux Nations unies en faveur d’une résolution historique, décidant l’ouverture de négociations sur l’élimination des armes nucléaires. 38 pays se sont prononcés contre et 16 se sont abstenus. Parmi ceux qui ont voté contre se trouvent quatre des cinq membres permanents du Conseil de sécurité (qui disposent tous de la Bombe) à savoir les États-Unis, le Royaume-Uni, la Russie et, évidemment, la France. Le cinquième membre permanent, la Chine, s’est abstenu, tout comme l’Inde et le Pakistan qui sont deux autres puissances nucléaires. Sur les 38 États ayant voté contre, 26 sont membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).

Qui surveille les surveillants ?

La Doomsday Clock occupe une place importante dans la bande dessinée Watchmen d’Alan Moore (scénario), Dave Gibbons (dessin) et John Higgins (couleur) parue en 1986 et adaptée au cinéma par Zack Snyder en 2009. Le smiley que porte le personnage de droite comme un badge sur sa veste est d’ailleurs une référence à Watchmen.

La tache de sang en forme de flèche évoque l’horloge qui au début de la nouvelle affiche 23h48. L’aiguille des minutes est par la suite avancée d’un cran à chacun des douze chapitres composant la série. Si la véritable Doomsday Clock a été créée pour inciter au dialogue et au désarmement nucléaire, Alan Moore en fait aussi dans son scénario un outil à l’usage des gouvernants pour distiller la peur et renforcer leur contrôle de la population.

On peut lire le stratagème comme une mise en garde contre l’utilisation qui peut être faite, par exemple, des niveaux d’alerte terroriste déclinés en numéros ou en code de couleurs par les ministères et autres agences gouvernementales. On rejoint là une question centrale du scénario d’Alan Moore : Who watches the Watchmen? Qui surveille les surveillants ? Il s’agit d’une problématique que les révélations d’Edward Snowden (affaire PRISM) ont remise sur le devant de la scène en 2013. En démocratie, les « arrangements » avec les libertés fondamentales que prennent les intervenants du champ de la sécurité doivent faire l’objet d’un contrôle rigoureux de la part des citoyens et de leurs représentants.

Pourtant, les moments de choc et de stupeur, particulièrement ceux faisant suite à des attaques terroristes, sont systématiquement instrumentalisés afin de justifier la levée de procédures de contrôle présentées comme autant d’entraves à l’action des services de sécurité.

Un genre de hacktivisme

Les deux personnages de l’image pourraient évoquer n’importe quels agents gouvernementaux (men and women in black, peut-être), mais il s’agit en fait d’une référence au mouvement hacktiviste Anonymous dont les membres agissent de manière anonyme, souvent par Internet, pour défendre la liberté d’expression.

Le symbole le plus connu du mouvement est sans doute le masque de Guy Fawkes dont se couvre le personnage principal de la bande dessinée V for Vendetta pour laquelle on retrouve Alan Moore au scénario ; David Lloyd prenant en charge le dessin. Si la bande dessinée parait en 1988, il faut, comme pour comme Watchmen, attendre les années 2000 pour l’adaptation au cinéma (en 2006 avec James McTeigue à la réalisation). Le scénario a été partiellement modifié dans le processus de transfert d’un support à l’autre afin, entre autres choses, de mieux correspondre aux réalités du 21e siècle. Il place ainsi les protagonistes dans le contexte d’une société britannique où le pouvoir a été conquis démocratiquement, mais aussi confisqué, par des extrémistes de droite jouant sur les peurs de la population. C’est finalement davantage le film que la bande dessinée qui a influencé l’imagerie d’Anonymous.

L’autre symbole communément attribué à Anonymous est celui d’un homme sans visage vêtu d’une chemise blanche, d’une cravate et d’un costume noirs. Le personnage apparaît souvent surplombé d’un point d’interrogation et au centre d’un cercle où figurent également une couronne de lauriers et un globe. La version féminine du hacktiviste en noir et blanc est plus rare, mais elle semble aussi être une création plus récente. Apparemment, même les anonymes n’échappent pas aux dynamiques de genre. Du fait de la mobilisation des forces les plus réactionnaires de France, il n’y aura donc bientôt plus que les écoliers français pour ne pas être confrontés à un des outils conceptuels les plus pertinents dans la lutte contre les inégalités entre les hommes et les femmes.

Surveillance, hiérarchie, inimitié

Si à travers les lignes de cet article vous percevez le portrait d’une société française et plus largement d’un Occident complètement névrosé, vous ne seriez pas nécessairement dans l’erreur.

Néanmoins, au delà des impressions, ce qu’il importe de considérer c’est l’action combinée de plusieurs forces politiques œuvrant à l’inversion des hiérarchies des normes sociales. L’idéal républicain fait de liberté, d’égalité et de fraternité est actuellement remis en cause part une pluralité d’acteurs. Ces derniers tentent d’imposer une conception du vivre ensemble fondée sur une surveillance généralisé organisée par des politiciens proto-fascisants, militaristes et sécuritaristes, sur une hiérarchie sociale au sommet de laquelle trônent oligarques et autres neo-Gatsby, blancs et hétéro-normés et sur une inimitié qui vise à mettre l’accent sur des menaces souvent fantasmées ou fondées sur des généralisations abusives qu’incarneraient des réfugiés ayant tout perdu ou les adeptes d’une religion en particulier et même les couples homosexuels aspirant à la parentalité. La légitimation de ce projet de société qui est antinomique avec la notion de droits humains passe par une instrumentalisation de peurs protéiformes, particulièrement des peurs identitaires, mais aussi des craintes matérielles ou statutaires. Des peuples apeurés font des collectivités serviles, c’est pourquoi toute une oligarchie veille à entretenir un climat favorable à la promotion de ses intérêts.

 

Yannick Quéau

______________________________

Photographie : montage d’après la Doomsday Clock, Anonymous et le smiley de la bande dessinée Watchmen . Crédit : OSINTPOL, certains droits peuvent s’appliquer.

***

Pour citer ce document

Yannick Quéau, «Horloge, costumes, culture pop et marketing de la peur », Blogpads.blog.lemonde.fr, 6 février 2017.

***

Lire par ailleurs

Yannick Quéau, « Entre paresse et propagande : la nouvelle Guerre froide », Blogpads.blog.lemonde.fr, 10 octobre 2016.

Yannick Quéau, « How blue can you get? », Blogpads.blog.lemonde.fr, 18 octobre 2016.

Yannick Quéau, « Entre guerre et terreur : principes et acteurs du sécuritarisme et du militarisme en France », Note d’analyse d’OSINTPOL, 18 décembre 2015.

Yannick Quéau, « L’intelligence du bien commun », Note d’analyse d’OSINTPOL, 14 juillet 2015.

***

publié par OSINTPOL