Les carnets de voyage de Bartabal sont un format de publication différent de ce à quoi OSINTPOL est habitué. En effet, il ne s’agit pas ici d’analyser le monde politique, mais plutôt d’inviter le lecteur à suivre les péripéties de Bartabal, vadrouilleur anonyme de bien des pays et sans doute aussi témoin du post-colonialisme. Ce dernier terme est souvent bien mal compris par le grand public. Loin de désigner une nostalgie impériale, il renvoie à l’analyse des structures et des représentations qui sont héritées de la colonisation (particulièrement, les dimensions culturelles) et à leurs impacts sur les territoires et les peuples concernés. La plume à la fois directe et légère de l’auteur apporte un regard différent sur les sociétés visitées, particulièrement sur le(s) monde(s) arabo-musulman(s). Les carnets de voyage de Bartabal sont donc une approche toute personnelle et littéraire, une sorte de témoignage dont OSINTPOL vous invite à prendre connaissance sans endosser toutefois les propos tenus.
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Il a fait chaud aujourd’hui. Très chaud et mes gars ne boivent pas de la journée tout en travaillant. Enfin, je les sens quand même au ralenti. Et parfois je les retrouve planqués dans une ombre de voiture ou de pans de murs, en train de dormir.
Mais quand le soleil se couche, ils se réveillent tout seuls et ils attendent avec impatience que le muezzin chante. Je suis justement invité pour l’Iftar chez un cheikh local (prononcez cher, avec un r sec). Je ne peux pas refuser, c’est un peu lui qui fait la pluie et le beau temps dans ce village aux portes du désert. Même si le pouvoir tribal et celui des cheikhs ont diminué, il n’en reste pas moins un juge local. Et souvent la coutume des tribus l’emporte sur les lois de l’État jordanien. De fait, quand l’État décline, les tribus reprennent du pouvoir et inversement.
Les Bédouins sont les habitants originels de ce pays. Les villes n’ont absorbé que la surcouche des arrivants. On trouve des Romains, des Grecs, des Nabatéens, des Araméens, des Turcs, des Soudanais, des Palestiniens, et aujourd’hui des Syriens et des Irakiens. Le Bédouin a une place particulière dans la mentalité jordanienne, car il incarne une forme de résistance identitaire : nos ancêtre les Bédouins…
Dans les faits, certains nomades ont vite fait le choix du confort des villes. Une fois que l’on donne un fauteuil et un whisky à un Bédouin, le fier chevaucheur de chameau chassant l’infidèle disparaît. D’ailleurs, dès le 12e siècle, les dynasties arabes meurent, et ce sont des Kurdes, des Turcs et d’autres qui prennent le relais de l’Islam. Le Bédouin a été vaincu et il a dû repartir dans son désert. Le confort l’a amolli : les jardins de Cordoue, les douceurs de Damas et les édifices du Caire ont eu raison de sa sobriété et de sa combativité.
En fait, ces nomades sont des chevaliers-manouches. Ils sont nomades avec un code d’honneur strict. N’oublions pas qu’ils sont partis du fond des sables, de l’Arabia felix, pour remonter jusqu’en Espagne. Ils ont conquis un empire immense tout en se nourrissant de dattes et de lait de chamelle, en dormant sous des tentes. Ibn Séoud a remis ça face aux Turcs et aux Anglais au début 20e siècle. C’est leur côté chevalier. Après, il reste le côté manouche et son système D : un sens de la finition et du travail assez rudimentaire, des tentes un peu sommaires, des gamins sales qui traînent au milieu des chèvres et des sacs en plastique, des chiens mi-errants mi-domestiques qu’il suffit de regarder pour attraper la galle et un sens de la propriété très souple.
Mais revenons à ce cher cheikh. Malgré son pouvoir, il ne quitte pas sa tente située à l’extrémité de la ville. C’est une ville curieuse, où seuls les bâtiments administratifs sont en dur. Le reste n’est qu’un conglomérat de tentes, de murs, de baraquements miteux et de chèvres. Beaucoup de chèvres. Il ne faut pas faire sécher son linge à moins de deux mètres de hauteur. Une de mes chemises peut en témoigner.
Je me dirige donc au coucher du soleil vers la tente du cheikh. Le muezzin n’a pas encore appelé à la fin du jeûne. Une tente accueille une famille : c’est-à-dire les grands-parents puis le reste sur trois générations ainsi que les chèvres, les moutons et les chameaux… sur trois générations également. Ça en fait du monde sous une tente. J’arrive et, bien évidemment, les femmes et les filles s’éclipsent. C’est tout juste si les chèvres peuvent rester. Il y a un nettoyage de l’élément féminin assez efficace dans mon entourage direct. Je me dis que cette tradition bien ancrée a dû être adoptée il y a bien longtemps pour éviter la concupiscence des hôtes. Pour plus de sûreté d’ailleurs, des fois qu’un regard lubrique traîne, ils les ont voilées. On ne sait jamais. Je me retiens de leur dire que vraiment je ne convoiterai personne pendant cette soirée, mais je me dis que cela pourrait être mal interprété. Après tout, je ne suis pas chez moi.
Ils ouvrent un pan de la tente fait de toiles de jutes « Café del Perù » et ils me demandent d’entrer. Je me déchausse : il ne faudrait pas que le sable de l’extérieur se mélange avec le sable de l’intérieur vous comprenez, ça ferait désordre.
C’est le patriarche que j’ai devant moi. Un vieil homme de 80 ans à l’allure formidable. Il a le visage buriné par le soleil et ses longues chevauchées dans le désert. Il commande encore, même si ses fils le cadrent de temps en temps parce que son âge avancé ne lui permet pas d’avoir toute sa tête. Il m’invite et me demande de m’asseoir. Un grand silence suit mon entrée. Je me sens mal à l’aise, mais en fait ils attendent le feu vert du muezzin pour pouvoir enfin se restaurer, boire et fumer. Son chant agit comme une décharge, les visages s’illuminent, les cigarettes sortent, le thé noir très sucré est servi et les femmes amènent le plat de mouton… et repartent. Elles savent se tenir.
Le plat est immense, une montagne de riz cuit avec des citrons, des amandes, du yaourt, des piments et les morceaux de moutons bouillis posés dessus. Délicatesse extrême, la tête de la pauvre bête est ouverte et posée consciencieusement au milieu du plat. Un genre de décoration locale. Il me présente le foie et la cervelle, mets les plus fins (selon eux). Puis nous plongeons la main droite dans ce plat gras et épicé pour commencer à manger. Un des fils, avec cette même main droite qu’il met dans sa bouche, me coupe des morceaux de foie et me le présente avec du gras qui traînait dans le plat. La première fois je n’ai pas pu refuser. La deuxième fois j’ai réussi à dire que ne faisant pas le ramadan, je m’étais en conséquence déjà rassasié. Je pense avoir évité une septicémie aiguë. Mes hôtes ont veillé à ce que je ne manque de rien. Mon verre n’était jamais vide de ce jus de tamarin un peu aigre ou de lait fermenté salé qui faisait passer le gout du foie de mouton. La tradition bédouine réserve une place de choix pour l’hôte. Le thé, la nourriture, les coussins sont proposés sans arrêt. Il y a dans cette invitation un peu rustique mille prévenances touchantes, et malgré mon cynisme assumé dans cette description, vous ne pouvez être insensible à la qualité humaine de l’accueil. Ils n’ont pas grand-chose, mais ils me l’offrent de bon cœur et ils préfèrent se sacrifier plutôt que de me voir manquer.
En quelques minutes le plat est terminé, le café arabe tourne. Un café mélangé avec de la cardamome, de la cannelle et des clous de girofles. C’est à la fois doux et amer. En revanche il n’y a pas de serviette et la poche droite de mon pantalon en a souffert. Depuis que le muezzin a annoncé la fin du jeûne de la journée, les bruits de bouches ou de gobelets ont rythmé le repas entrecoupé de « tfadal » (je vous en prie) et de « btékol » (mange !). Arrive l’heure du café : c’est l’heure de la conversation.
Le patriarche parle. C’est solennel. Dans cette culture éminemment patriarcale (je crois que le doute n’est plus permis) il faut l’écouter. J’en profite pour me rouler une cigarette. Il me regarde et ouvre une vieille boite à tabac en métal avec sur le dessus une inscription en gothique. Il en sort du tabac parsemé de morceaux d’herbes sèches. Il me dit de goûter et m’explique que les herbes viennent du désert. On m’avait fait déjà le coup en Égypte, avec des Bédouins du Sinaï. J’avais terminé complètement allumé. Donc je me méfie, mais on ne refuse rien du patriarche. Ce serait désobligeant.
Je me roule donc une cigarette avec son tabac. Après quelques bouffées qui m’agressent la gorge, je reconnais que c’est inoffensif. Pour le cerveau du moins. Il goûte à mon tabac qu’il trouve trop doux. Considérant la vie qu’il a pu mener, je ne m’étonne pas qu’il mette des herbes fortes dans son tabac pour ressentir quelque chose. Un gars habitué au plein air hostile, pour qu’il éprouve quelques sensations, il faut charger un peu.
Je rebondis sur sa boite affichant un texte en gothique ancien. Que vient faire une tabatière en métal, gravée en vieux chleu, dans les mains d’un Bédouin hirsute aux portes du désert ? Il me raconte alors qu’elle vient de son père qui avait combattu les Turcs. Il avait récupéré cette boite sur un officier ottoman qu’il eut soin préalablement de faire passer de vie à trépas. Mes yeux brillent de curiosité.
Mais oui ! La révolte arabe du chérif de la Mecque. Les Turcs, alliés des Allemands, construisaient une voie ferrée entre Istanbul et Médine pendant que les Bédouins pratiquaient la guérilla et l’attaque de train. Un vrai Far West à cette époque. Les données historiques de mon cheikh sont cependant restreintes.
L’univers d’un Bédouin, c’est à la fois limité et immense. Il y a sa famille, sa tribu, son troupeau et, de l’autre côté, l’infini du désert. Je n’ai pas plus de détails sur cette boite et le conflit à part la description continuelle de la fierté de sa tribu et la gloire ancestrale de cette glorieuse conquête mettant à l’honneur ses anciens.
Puis il continue. Il me dit que dans sa jeunesse il allait de l’actuelle Arabie Saoudite à Beyrouth sans qu’un garde ne lui demande ses papiers qu’il n’avait pas, d’ailleurs. Je vois dans son regard une forme de tristesse. Pour ces hommes qui voyagent dans le désert hostile, traversent des montagnes sans nom et des vallées sans route, le fini n’a pas de sens. Ils ont appris à rester humbles devant la nature qui vous domine par ses conditions difficiles : il n’y a pas de faux fuyants ni de divertissements dans le désert. Sa mentalité ne comprend pas la frontière et le patriarche n’a jamais pu vraiment s’y habituer. Ses fils ont appris à composer avec. Les accords Sykes-Picot sont ressentis comme une chirurgie ratée qui a tranché dans le vif de vagues frontières qui ne correspondent à aucune réalité locale.
Le vieil homme m’interpelle. Il me demande pourquoi il doit demander un laissez-passer pour mener ses moutons en Arabie Saoudite. Qui veut du désert ? On ne peut pas s’y arrêter alors pourquoi le clôturer ? Son pragmatisme mêlé de son bon sens me sidère, il s’arrête et reprend son souffle. J’ai bien envie de lui répondre que je n’y suis pour rien. Clairement, le nomadisme ne paye plus. Et il me ressert un café.
Bartabal
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Photographies : scènes et panoramas d’un village bédouin en Jordanie (printemps 2016). Crédit : Bartabal/OSINTPOL, tous droits réservés.
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Pour citer ce document
Bartabal, « Chronique du royaume hachémite : considérations historiques et mélancolie bédouine », Carnet de voyage d’OSINTPOL, 13 décembre 2016.
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