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Les fleurs très politiques du 11 novembre

Chaque année elles reviennent. Le jour du souvenir c’est le jour des fleurs ; trois en particulier, même s’il convient d’admettre qu’une d’entre elles éclipse largement les deux autres. En effet, c’est encore une fois le red poppy (ou coquelicot rouge) commercialisé à des fins caritatives par la British Legion qui domine l’actualité et les vestes des gens. Il faut dire que cette fleur rouge artificielle s’offre une vitrine exceptionnelle en s’exposant sur les poitrails virils des rugbymen des nations ayant déjà remporté la coupe du monde de ce sport où le ballon n’est même pas rond.

Non, d’accord ce n’est pas le critère, sinon le Canada ne serait pas concerné. Mais quand même, l’organisation des test matchs de la planète rugby en cette période de commémoration du premier conflit mondial offre au red poppy une exposition médiatique et télévisuelle appréciable.

Une dose de provocation

Le pin’s rouge et noir peut aussi chaque année compter sur une bonne petite polémique plus ou moins stérile pour assurer ce qu’il faut d’indignation. Cette année c’est la FIFA qui est mise à contribution. Rendez-vous compte, cette association sportive engluée dans les scandales de corruption a l’audace d’interdire aux équipes nationales de football du Commonwealth d’arborer fièrement la fameuse tache rouge et noire sur leurs maillots. Shocking ! Comment quelque chose d’aussi bon, naturel et nécessaire (selon les discours militaristes classiques) que la célébration du jour du souvenir pourrait être refusée ?

« C’est simple », répond la FIFA en substance. « Vous voyez vos voisins irlandais ? Ils vont être sanctionnés par nos soins. Pourquoi ? Parce qu’ils viennent de contrevenir à nos règles en affichant un symbole du soulèvement républicain de 1916 sur leur maillot, ce même soulèvement qui a eu lieu contre votre armée à une époque où vous faisiez du coquelicot rouge un outil de propagande. Vous voyez où on veut en venir avec nos règles ou vous faites semblant de ne pas comprendre ? »

Bref, le piment ne manque pas quant à la manière la plus adéquate d’honorer ceux qui sont morts au champ d’honneur. D’honorer ça… ou autre chose, car le red poppy c’est bien davantage. La première ministre britannique Theresa May a beau prétendre le contraire, cette fleur est très politique. Tout comme le bleuet de France ou le trop méconnu white poppy, elle est un symbole lourdement chargé qui est utilisé à des fins bien spécifiques de mobilisation des populations et de promotion d’identité et d’intérêts qui ne sont absolument pas neutres ni au plan des valeurs ni au plan financier. Feindre qu’il en aille autrement n’honore personne.

Histoire et narratif

Le symbole rouge pointé de noir s’inspire du poème « In Flanders Fields » écrit le 3 mai 1915 par le lieutenant-colonel canadien John McCrae[1] dans le cadre des funérailles d’un de ses amis et compagnon d’armes, le lieutenant Alexis Helmer, qui compte donc au nombre des victimes de la seconde bataille d’Ypres (22 avril-25 mai 1915). Les vers sont publiés en décembre de cette même année. Ils deviennent si populaires qu’ils sont utilisés à des fins de propagande, notamment dans le cadre du recrutement (le Commonwealth ne pratique pas encore la conscription à cette date) et de souscription de bons du trésor pour soutenir l’effort de guerre. Par la suite, le souvenir du coquelicot rouge s’estompe quelque peu avant d’être adopté en 1921 par l’American Legion (une association de vétérans américains) comme symbole commémoratif de ceux qui sont morts aux combats. Ce symbole très britannique est ainsi curieusement originellement plutôt nord-américain.

Depuis son origine le red poppy n’a en fait jamais perdu sa vocation propagandiste : consacrer ceux qui, sous l’uniforme britannique, ont fait le sacrifice de leur vie. Le petit pin’s rouge qui fleurit si aisément à la boutonnière des sujets de la reine de Perth à Londres en passant par Auckland, Durban, Toronto, Derry, Glasgow et Swansea est devenu un symbole extrêmement fort de célébration du fait militaire. Il participe d’un narratif qui impose l’idée que l’ultime don qu’un individu puisse faire pour son pays est de mourir sous l’uniforme des soldats de sa majesté. Il s’inscrit ainsi indubitablement dans une optique militariste, puisque la chose militaire n’est plus simplement une valeur parmi d’autres ; elle est supérieure à toutes les autres.

Par extension, il ne s’agit pas simplement d’honorer des personnes disparues ou de participer à une œuvre caritative, mais bien de promouvoir les intérêts de ceux et de celles qui, bien vivants, profitent du renforcement des moyens militaires.

Quelque part, le red poppy est aux sujets de la reine ce que le défilé militaire du 14 juillet sur les Champs Élysées est aux Français, c’est-à-dire une manifestation militariste si profondément ancrée dans la psyché collective que finalement peu de gens se rendent compte de ses implications aux niveaux de la hiérarchie des normes.

La Marine nationale raccroche le bleuet de France au red poppy.

Les militaristes français ne semblent toutefois pas se satisfaire d’une parade annuelle quelque part au milieu de l’été. Ils paraissent jalouser le statut du red poppy. Il est vrai que le bleuet de France fait quelque peu pale figure en comparaison de la fleur vermeille. C’est sans doute ce qui explique pourquoi la Marine nationale fait fi du tragique bombardement par les Britanniques de la flotte française à Mers-el-Kebir en 1940 pour tenter de s’amarrer autant que possible à la popularité du red poppy outre-manche. Il faut bien tenter d’attirer un peu de lumière sur l’existence, en France, d’une autre fleur d’une autre couleur toutefois chargée des mêmes préceptes normatifs. Tout y est ou presque : ambition militariste, discours martial, notion de sacrifice, supériorité des valeurs du soldat. On est en terrain connu. Ne manque pour le moment que la ferveur populaire.

Un coquelicot blanc pour s’affranchir du militarisme

Si le 11 novembre vous êtes désireux de rendre hommage à toutes les victimes des guerres, qu’elles portent un uniforme ou non et à leurs survivants qui œuvrent à ce que les drames et les horreurs du passé ne se reproduisent plus, il faut tout de même savoir qu’il existe une alternative au red poppy comme au bleuet de France. Il reste encore un symbole étranger aux idéologies militaristes et c’est aussi une fleur : le white poppy.

Ce coquelicot blanc est apparu au Royaume-Uni en 1926 à l’initiative du mouvement pacifiste No More War. Il inclut d’emblée sans distinction de nationalités, de statuts, de genres ou de races, toutes les victimes des guerres et non pas seulement les soldats d’une armée nationale ou impériale. Il ne glorifie aucune mort, qu’elle advienne sous l’uniforme ou dans des habits de civil.

En conséquence, le white poppy est évidemment un symbole qui agace plus d’un militariste. La remise en cause de la suprématie de la valeur militaire sur toutes les autres ne plaît pas à tout le monde et certainement pas à Judith Collins, la ministre des Anciens combattants de Nouvelle-Zélande qui déclarait en 2011 que l’appel à porter ce symbole de paix « était incroyablement irrespectueux envers ceux qui servent leur pays[2]. » Les partisans du red poppy clament par ailleurs que sa version blanche porte préjudice au message de commémoration de la guerre tout en étant inutile puisque la version rouge embrasserait déjà là cause universelle de la paix.

Les objecteurs (qu’on ne qualifiera pas de ‘conscience’) au port du coquelicot blanc, m’en voudront peut-être, mais je trouve à ce dernier trois caractéristiques qu’on ne retrouvent pas pour le red poppy ou pour le bleuet de France. D’abord, le coquelicot banc rappelle qu’un nombre astronomique des victimes des guerres du 20ème siècle sont des civils et que ce sont souvent des personnes en uniformes qui les ont tuées. Ensuite, il permet de se remémorer que des gens en uniformes ont déjà exécuté leurs frères d’armes dont le crime était de refuser de mourir bêtement en appliquant les ordres imbéciles d’officiers supérieurs manifestement incompétents (c’est l’histoire des mutineries de 1917). Enfin, on n’a encore, à ma connaissance, pas vu de firmes de défense se saisir du symbole du coquelicot blanc et en faire sa promotion comme c’est régulièrement le cas pour le red poppy.

L’industrie de défense (Lockheed Martin et Thales) s’associe volontiers au Red Poppy.

Au final, chacun est évidemment libre de son choix encore que, dans certains milieux professionnels et contextes sociaux, la pression qui s’exerce soit réelle et contraire à l’esprit de biens des chartes des droits et libertés. Ce que l’on peut tout de même voir dans ces quelques lignes c’est qu’on peut vouloir célébrer la fin d’un même conflit à l’aide d’un symbole floral et même prétendre agir de concert pour la paix tout en plaidant pour des identités, des présents et des avenirs forts différents selon la fleur et sa couleur.

 

Yannick Quéau

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Photographies : Montage. En haut à gauche : Tranchée française et soldats dans la région de Verdun en France, probablement entre 1916 et 1917. Crédit : Bain News Service/Gracieuseté de La Librairie du Congrès des États-Unis, certains droits s’appliquent.  En haut à droite : Soldats de la 4e division australienne dans la région de Ypres, le 29 octobre 1917. Crédit : Frank Hurley/Domaine public. En bas à gauche : Soldats Austro-hongrois exécutant des femmes serbes, 1916. Crédit : Inconnu/Domaine public. En bas à droite : possible exécution d’un mutins de 1917 à Verdun, les uniformes des soldats sont cependant ceux de la période 1914-1915; il pourrait aussi s’agir de l’exécution d’un espion au début du conflit. Crédit : Inconnu/Bibliothèque nationale, domaine public.

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Pour citer ce document

Yannick Quéau, « Les fleurs très politiques du 11 novembre », Blogpads.blog.lemonde.fr, 11 novembre 2016.

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Lire par ailleurs

Yannick Quéau, « L’intelligence du bien commun », Note d’analyse d’OSINTPOL, 14 juillet 2015.

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Références

[1] Né à Guelph en Ontario, John McCrea est donc Canadien, mais au début du premier conflit mondial les troupes canadiennes sont simplement fondues dans les troupes britanniques.

[2] Hank Schouten et Paul Easton, « Rival poppy campaign angers veterans », The Dominion Post, 3 décembre 2011.

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