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Entre paresse et propagande : la Nouvelle Guerre froide

L’actualité internationale soulève aujourd’hui beaucoup d’intérêt pour les questions de paix et de sécurité. Ces sujets regroupent de multiples dimensions, que se soit l’analyse des conflits, du droit, de l’éthique, des aspects budgétaires, industriels et technologiques. L’idée du blog Paix, armement, défense et sécurité (PADS) est partie du constat qu’il est parfois délicat d’assimiler et de donner du sens à la pluralité des informations qui tentent de couvrir ces questions. Le nombre de données disponibles, leur qualité variable et certains biais dans le traitement rendent la tâche particulièrement complexe.

Le blog PADS est tenu par Yannick Quéau, directeur d’OSINTPOL. Il est diffusé sur le lemonde.fr et sur osintpol.org. Son objectif est d’offrir un point de repère aux personnes intéressées par ces enjeux, d’informer sur les quelques dossiers mobilisant l’attention du monde de la paix et de la sécurité et d’offrir quelques clés de lecture. Il s’agit de s’inscrire dans les débats parcourant cet univers particulier ou de mettre en évidence des analyses plus originales qui mériteraient davantage d’attention.

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Quelque part en haut à droite sur votre carte du monde se trouve Moscou qui, comme tout le monde le sait, est en Russie. À gauche (pas politiquement, doit-on le préciser, on parle de planisphère ici), c’est Washington, la capitale des États-Unis. Chacun peut actuellement observer des tensions entre Moscou et Washington dans le cadre des interventions russes en Ukraine et en Syrie. C’est donc un peu comme au bon vieux temps de la Guerre froide où les enjeux géopolitiques et géostratégiques étaient (supposément) bien plus simples. Toutefois, ce conflit structurant de la seconde moitié du 20e siècle étant relativement vieux, il est inapproprié de parler de Guerre froide. On dira donc que c’est la Nouvelle Guerre froide.

Le propos — qu’on aurait aimé fictif — du paragraphe précédent regroupe à peu de chose près les dénominateurs communs aux nombreuses publications journalistiques qui se multiplient sur ce thème de nouvelle Guerre froide (, , , , ici aussi et encore avec ce numéro de Libération affichant à la une les présidents Poutine et Obama en James Bond…). C’est une formule qui en jette sur un mode néo-rétro qui s’inscrit parfaitement dans une tendance réactionnaire s’exprimant sans garde fou dans bien des sphères.

C’est cependant un concept qui occulte plus qu’il n’éclaire les dynamiques politico-stratégiques contemporaines, particulièrement les tensions entre Moscou et Washington. C’est une expression qui ment et qui se trouve en fait à l’inverse d’une démarche en science sociale consistant à dégonfler les ballons marketing qui enflent les têtes des experts en mal de visibilité médiatique et des journalistes qui s’empressent de leur donner une tribune ou de relayer leurs discours parce que tout ça a l’air intéressant. Et ça l’est, mais pas pour les raisons que ceux et celles qui se prévalent de ce concept aimeraient qu’on mette de l’avant.

On pourrait aisément démontrer que la période actuelle n’a que peu en commun avec les décennies couvertes par la Guerre froide et que cet habillage de Nouvelle Guerre froide qui se focalise sur l’escalade et sur l’outil militaire n’a finalement aucune portée explicative. Toutefois, compte tenu de l’offensive médiatique des deux côtés de l’Atlantique, il apparaît plus opportun de disséquer le concept lui-même afin de mettre en exergue certains des postulats sur lesquels il se fonde, les intérêts dont il fait la promotion et les accents de propagande qu’il charrie. En effet, l’enjeu avec le concept de Nouvelle Guerre froide ne réside pas tant dans sa portée analytique que dans sa charge symbolique fondée sur la nostalgie d’une période caricaturée qui se trouve exploitée de manière sensationnaliste à des fins spécifiques qui sont en fait souvent militaristes.

La vérité révélée… en 1979

La Nouvelle Guerre froide est d’abord un concept de paresseux. Avec lui, il ne s’agit pas tant de rendre compte de la complexité et de la diversité des situations que de les simplifier à l’extrême à l’aide d’outils datés développés aux États-Unis dans le contexte bien spécifique de la seconde moitié du 20e siècle. Les études stratégiques, comme l’analyse des relations internationales, seraient ainsi largement figées dans le temps quelque par autour de la publication en 1979 du livre de Kenneth Waltz « Theory of International Politics[1] ». Le néoréalisme ou réalisme structurel, dont cet ouvrage pose les fondements, aurait ainsi établi pour toujours la matrice explicative des relations internationales. La paresse rejoint ici le dogme, puisque la bonne application de cinq ou six concepts et l’exposé de leur articulation dans un cadre simplifiant à l’extrême la politique globale seraient suffisants. L’essence de toute chose nous serait donnée et son horizon serait indépassable.

Le champ de la politique globale serait un domaine d’étude mort, privé d’évolution. Il n’y aurait plus vraiment besoin de travailler, de fouiller, de remettre en cause des postulats et leurs biais normatifs, de collecter des données empiriques pour analyser comment les nouvelles dynamiques questionnent nos modes de compréhension du monde. Tout cela serait même contre-productif ou à tout le moins futile si la démarche amenait à questionner la diversité des enjeux dont les néoréalistes ne peuvent rendre compte. C’est que ces gens-là prétendent avoir raison sur l’essentiel. Dès lors, peu leur importe d’avoir tort sur l’immensité de ce qu’ils considèrent comme étant superficiel. L’art et la manière (essentiellement, de la rhétorique) de s’épargner du travail en somme en même temps que toute remise en cause.

Il faut pourtant être clair : se contenter de recycler les clés du passé pour analyser le présent est non seulement symptomatique d’une allergie à l’effort, mais la démarche fait aussi courir de lourds risques d’erreurs majeures dans la compréhension du monde d’aujourd’hui et de demain.

Des prescriptions intéressées

Ensuite, en accord avec Robert Cox, on doit admettre que le concept de Nouvelle Guerre froide est, comme tout concept et toute théorie, au service d’une cause et de groupes spécifiques d’acteurs[2]. La notion ramène en effet la réflexion à la logique des blocs, à la confrontation globale entre deux puissances nucléaires disposant d’un arsenal suffisant pour détruire plusieurs fois la terre. C’est une époque où l’OTAN n’avait pas à se débattre pour justifier son existence… Nostalgie, quand tu nous tiens.

Dans cette optique, Gorbatchev a porté un coup terrible aux militaristes occidentaux en les privant d’un ennemi qui devait être éternel. Il leur a fallu se rabattre sur le nouvel ordre mondial avec les États-Unis en gendarme du monde débarquant en prime time sur les plages somaliennes ou rognant l’influence russe au Kosovo et en Géorgie. La véritable vache à lait budgétaire est cependant trouvée avec la Guerre globale au terrorisme qui multiplie les théâtres d’opérations et les effets contre-productifs en matière de sécurité, mais gonfle les dépenses militaires. Seule la crise financière de 2008 est venue assombrir les perspectives d’enrichissement des militaristes, mais de manière relativement modeste et sans doute pour une période assez courte[3]. En dollars constants, les budgets de défense des États-Unis sont, en dépit de la crise de 2008, à un niveau équivalent à ceux des années 1980 qui correspondent pourtant à un temps fort de la Guerre froide[4].

Au moment où, de Moscou à Washington en passant par Londres et par Paris, quatre des cinq membres permanents du conseil de sécurité des Nations unies tentent de défendre l’ampleur des budgets qu’ils entendent allouer à la modernisation de leur arsenal nucléaire, il leur faut à tous une menace justifiant la pérennisation de la logique atomique. Puisqu’on imagine mal l’emploi du feu nucléaire contre quelques mitrailleuses montées sur un véhicule 4×4 roulant dans le désert ou encore sur une planque pour terroristes dans le 9-3 (la radioactivité posant quelques problèmes, même avec une bombe miniature), il faut ressusciter dans l’esprit des populations l’ennemi qui s’était fait trop discret: l’État superpuissant dont les missiles balistiques menacent nos villes.

La rapidité de certains retournements de veste a, sur ce point, quelque chose de risible. En quelques mois en France, la Russie est passée d’un partenaire stratégique fiable à qui ont peut vendre des plateformes de projection de la force[5], à une menace fourbe contre laquelle il est important de ne pas baisser la garde, surtout pas en matière de nucléaire. La flexibilité de plusieurs postures se combine parfois de manière étrange à la rigidité de certains dogmes théoriques… Pour bien comprendre ces phénomènes apparemment contradictoires, il faut admettre que tout est certes affaire d’intérêts, mais que c’est de la puissance des groupes militaristes dont il est question, pas de l’État, encore moins de la nation[6].

Un concept aux accents de propagande

Enfin, la nouvelle guerre froide est un concept dangereux parce qu’il invite à mettre l’accent sur la puissance militaire comme moyen principal, si ce n’est exclusif, de la sécurité au détriment de toutes les autres composantes de l’action gouvernementale. C’est un recul majeur par rapport aux enseignements de la Guerre froide, dont plusieurs semblent oublier la dimension diplomatique, par exemple, ou encore l’existence en Occident à cette époque d’une chose nommée État-providence qui donnait au bloc libéral-capitaliste un visage humain.

Même dans une acception réaliste classique (au sens théorique en relations internationales), la menace n’est pas unidirectionnelle, elle est affaire de réciprocité et oblige, en principe, à prendre en compte les intérêts de l’autre. Or, sur ce point les chancelleries occidentales ont failli, passant totalement outre des éléments essentiels à la préservation de la stabilité de régions comme l’Europe orientale et le Moyen-Orient. Elles ont notamment sous-estimé le poids des humiliations vécues à Moscou du fait, d’une part, des interventions militaires occidentales au Kosovo, en Irak et en Libye et, d’autre part, de l’inclusion de pays d’Europe centrale et orientale dans l’OTAN et des œillades faites à l’Ukraine et à la Géorgie. Ceci sans même parler de la dénonciation unilatérale du traité ABM par les États-Unis ou encore du déploiement du bouclier antimissile en Europe. L’activisme militaire des États occidentaux inquiétait Moscou bien avant la déstabilisation de l’Ukraine par des factions pro-européennes et prorusses et la tentative de renversement de Bachar el-Assad en Syrie.

En guise de dialogue stratégique, les pays occidentaux ont en fait opposé pendant 25 ans à la Russie une forme de cause toujours attendant le moment où elle ne se contenterait plus de protester par voie diplomatique, mais userait, elle aussi, de ses canons.

Du coup, la Russie inquiète en Occident. Le réveil de l’ours et son nouvel interventionnisme militaire feraient planer le danger sur les intérêts d’Occidentaux qui seraient soudainement moins libres de guerroyer à leur guise. À ce compte-là, les chancelleries occidentales ne semblent pas devoir sortir d’une compréhension de la menace comme venant exclusivement de l’autre, pas plus que les Russes ne semblent devoir s’extraire d’une logique de victimisation face à l’impérialisme des Américains et de leurs alliés.

Si cette mécanique militariste n’occulte pas nécessairement le dialogue, elle masque tout de même des deux côtés sous un déluge de propagande le fait que le renforcement et le déploiement des moyens militaires d’un acteur sont en eux-mêmes des causes d’insécurité de ceux qui sont désignés comme des ennemis.

Quid des dynamiques internes ?

Si on veut bien un instant dépasser le cadre militaire, il faut observer que la Russie ne doit pas inquiéter tant parce qu’elle est puissante, mais bien parce qu’elle souffre de problèmes structurels majeurs susceptibles de la déstabiliser durablement. L’Occident, pour sa part, serait globalement bien avisé de méditer la leçon principale de la fin de la Guerre froide. Ce n’est pas, comme se plaisent à le claironner les militaristes, une course à l’armement qui a provoqué l’éclatement de l’Union soviétique, mais bien la fin de l’espérance et de la confiance en un système autoritaire devenu incapable de répondre aux besoins de bases (crise dans les magasins, pas de provision…) et aux aspirations des peuples et de leur offrir des perspectives d’avenir meilleur.

Sur ce point la performance de toute une génération de leaders politiques occidentaux en Europe et en Amérique du Nord laisse perplexe. En un quart de siècle, ils ont permis aux populistes de tous bords de tutoyer le pouvoir et offerts à l’extrême droite des raisons d’espérer. Sourde aux signaux qui lui ont régulièrement été envoyés sur le formidable creusement des inégalités et sur les laissés pour compte de la mise en concurrence des collectivités, la caste des dirigeants européens a réussi à mettre en péril l’idée même de construction européenne.

Aucune loi de programmation militaire, aucun déploiement de chars ou d’avions de combat ne saurait prémunir les sociétés occidentales des risques de délitement qui pèsent actuellement sur elles. Bien au contraire, le militarisme, les discours et les symboles que se ses tenants mobilisent— comme la Nouvelle Guerre froide — font partie intégrante du problème.

 

Yannick Quéau

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Photographie : Le président américain Ronald Reagan et son vice-président George Bush rencontrent le président Mikhaïl Gorbatchev sur Governors Island ; on aperçoit la Statue de la liberté en arrière-plan, New York, 7 décembre 1988. Crédit : U.S. National Archives and Records Administration.

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Pour citer ce document

Yannick Quéau, « Entre paresse et propagande : la nouvelle Guerre froide », blogpads.blog.lemonde.fr, 10 octobre 2016.

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Lire par ailleurs

Yannick Quéau, « Entre guerre et terreur : principes et acteurs du sécuritarisme et du militarisme en France », Note d’analyse d’OSINTPOL, 18 décembre 2015.

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[1] Kenneth Waltz, Theory of International Politics, Reading, MA: Addison-Wesley, 1979.

[2] « Theory is always for someone and for some purpose » dans Robert Cox, « Social Forces, States and World Orders: Beyond International Relations Theory », Millennium — Journal of International Studies, 1981, 10 (2), p.128.

[3] Aude-E. Fleurant : « La base de départ du prochain cycle haussier pourrait mener à des niveaux jamais vus depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », propos recueillis par Yannick Quéau, Décryptage d’OSINTPOL, 20 avril 2016.

[4] Selon les données du SIPRI, le budget américain de la défense est en USD constants de 2014 de 595,6 milliards USD en 2015, ce qui correspond au niveau le plus bas depuis 2004, et de 607,2 milliards USD en 1987, le pic des années 1980 seulement dépassé par la suite en 2005 avec 610,2 milliards USD. À titre de comparaison, la Russie a consacré à son budget de défense 91,1 milliards USD en 2015, toujours en USD constant de 2014.

[5] Roy Isbister et Yannick Quéau, Au vent mauvais : comment la vente des Mistral à la Russie sape les efforts de l’Union européenne, Bruxelles/Londres : Saferworld & GRIP, novembre 2014.

[6] Yannick Quéau, « Entre guerre et terreur : principes et acteurs du sécuritarisme et du militarisme en France », Note d’analyse d’OSINTPOL, 18 décembre 2015.

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