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La dimension géo-énergétique de la guerre en Syrie

Les rivalités confessionnelles entre populations chiites et sunnites au Moyen-Orient constituent la dimension fondamentale de la tragédie syrienne, mais ce n’est pas la seule. Étonnamment, les spécialistes et les médias ne mentionnent que rarement les enjeux énergétiques sous-jacents à l’éclatement de cette guerre. À l’heure où, avec l’appui de l’Iran, la Russie lance une grande opération militaire de soutien à la Syrie de Bachar el-Assad, un bref retour sur la question gazière s’impose.

Le marché gazier européen

Depuis la reprise en main par le Kremlin du secteur des ressources naturelles qualifié de « stratégique », les relations entre la Russie et les chancelleries occidentales se détériorent considérablement. Le point tournant est probablement l’emprisonnement de l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski en 2003, et la liquidation subséquente de sa compagnie pétrolière Ioukos au profit de la société Rosneft, majoritairement contrôlée par l’État. En 2006, l’État reprend aussi la main sur le géant gazier Gazprom.

L’évolution de la réglementation européenne, dont la finalité est de créer une véritable union de l’énergie, témoigne d’une volonté concertée de circonscrire l’influence de Moscou dans ce secteur névralgique de l’activité économique[1]. Il s’agit ni plus ni moins de permettre aux consommateurs endogènes de dicter unilatéralement aux fournisseurs exogènes les règles d’accès au marché européen, Le plus grand perdant dans ce projet est bien sûr la Russie.

Certes, les tensions entre Bruxelles et Moscou n’ont pas empêché l’Allemagne et la Russie de construire une nouvelle voie de transport gazier, le North Stream, reliant directement les deux pays via la mer Baltique[2], une voie dont on espère  pourvoir prochainement doubler la capacité de transport[3]. Les exportations d’énergie et les investissements russes dans les infrastructures de transport en Europe ont continué de croître, là et ailleurs.

Seulement, les « guerres gazières » entre Gazprom et le transporteur ukrainien Naftohaz en 2006 et en 2009 ont brusquement porté à l’avant-scène le problème de la sécurité énergétique européenne[4]. Que l’Europe dépende de la Russie pour environ le quart de ses approvisionnements énergétiques en gaz naturel pose problème, dès lors que la fiabilité du transport est remise en cause.

Par ailleurs, l’Union européenne (EU) s’inquiète de l’emprise de Gazprom sur les États pour qui le gaz en provenance de Russie, est essentiel à l’activité économique[5]. Pour éviter d’être exposés à la puissance du gaz comme « instrument de chantage », terme utilisé à compter de 2006 par l’ex-vice président américain Dick Cheney[6], les Européens cherchent à développer des routes vers de nouvelles sources d’approvisionnement.

Les regards se tournent vers les réserves enclavées de la mer Caspienne, avec des succès limités[7], mais aussi nécessairement, à plus long terme, sur celles du Moyen-Orient. Après la Russie, ce sont en effet l’Iran et le Qatar qui détiennent respectivement les plus grosses réserves de gaz naturel au monde. C’est notamment là, dans le Golfe persique/arabique, à cheval sur le fond marin des deux États, que se trouve le plus gros gisement gazier de la planète[8]. Selon les estimations de l’International Energy Agency, le South Pars/North Dome aurait des réserves de près de 51 000 milliards de m3.

Le Qatar possède près des deux tiers de ce gisement et a investi des sommes colossales pour accroitre sa production de gaz naturel liquéfiée (GNL), devenant en 2006 le premier exportateur mondial. Il collabore avec les investisseurs américains (Exxon Mobil, Conoco Phillips), japonais (Mitsui, Marubeni) et européens (Total, Royal Dutch Shell). Le pays compte déjà à lui seul pour 20% des importations de gaz au Royaume-Uni[9].

Toutefois, pour espérer rivaliser avec les prix offerts par Gazprom sur le marché européen, le Qatar devra développer une voie d’exportation terrestre rejoignant la méditerranée. Il s’agit d’une ambition lointaine, mais sa réalisation est une perspective aussi attrayante pour l’Europe qu’inquiétante pour Moscou. Nécessairement, la Russie cherche à contrer le projet. La relation privilégiée avec la Syrie est son principal atout.

La présence indésirable de Bachar el-Assad

La Syrie se trouve située sur la route des futures exportations gazières du Qatar, mais aussi des autres États producteurs du Golfe, dont l’Iran et l’Irak. Au milieu des années 2000, alors qu’ils cherchent des sources d’approvisionnement alternatives à la Russie, les Européens misent sur le projet de transport gazier Nabucco et ont la Syrie dans leur mire. L’Iran faisant l’objet de sanctions à compter de 2006, les relations se réchauffent entre l’Europe et Bachar-el Assad, au point où le président Sarkozy propose de jouer les médiateurs entre la Syrie et Israël[10] (qui occupe encore à ce jour le plateau du Golan).

En 2006, un accord auquel participe la Roumanie est conclu avec Damas[11]. Il s’agit de raccorder la Turquie au Arab Gas Pipeline, ce gazoduc qui relie désormais l’Égypte à la Syrie. Le volume prévu des importations turques en provenance d’Égypte est modeste (2 à 4 milliards de m3/année). Or, la Turquie rêve déjà de pouvoir prolonger l’Arab Gas Pipeline (AGP) à des réserves de gaz beaucoup plus importantes, celles du Qatar. À l’été 2009, l’émir fait le voyage à Ankara et à Damas, et aborde la question d’un éventuel de raccordement de son pays à l‘AGP (via l’Arabie Saoudite et la Jordanie).

La Syrie accueille froidement la proposition. D’aucuns suggèrent que Damas s’oppose à un tel projet pour maintenir sa relation privilégiée avec la Russie (son principal fournisseur d’armements)[12]. Quoi qu’il en soit, le régime se pose en obstacle à ceux qui souhaitent le développement d’une voie de transport gazier entre le Qatar et l’Europe. Si l’on si fie au témoignage de l’ancien français ministre des Affaires étrangères Roland Dumas, c’est précisément à cette période, soit deux ans avant le début du mouvement de contestation populaire en 2011, que les Britanniques commencent à envisager l’organisation d’un changement de régime en Syrie[13].

Beaucoup a déjà été écrit sur les facteurs internes ayant conduit les manifestants anti-régime à se radicaliser et à entreprendre la lutte armée. Il n’est pas question ici de minimiser la violence avec laquelle le pouvoir syrien a tenté de réprimer les forces d’opposition, attisant et portant à son paroxysme les rivalités confessionnelles préexistantes.

Néanmoins, il est difficile de ne pas suspecter un lien entre le début de guerre civile et la signature d’une nouvelle entente qui menaçait cette fois l’Europe et la Turquie d’être durablement isolée des émirats saoudien et qatari par un nouvel axe de coopération chiite entre l’Iran, l’Irak et la Syrie. C’est en effet à l’été 2011 que les choses dégénèrent pour Bachar el-Assad, alors même que l’on annonce la signature d’une entente de 10 milliards pour la construction d’une nouvelle voie gazière qui permettrait à l’Iran d’accroître ses exportations en Syrie et de gagner un accès à la mer Méditerranée[14].

Soutenant le nouveau « printemps démocratique » contre une dictature militaire, la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite s’ingèrent en Syrie en fournissant du matériel militaire aux rebelles. Bientôt, prétextant une attaque chimique attribuée aux autorités syriennes, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis se préparent à lancer une vaste offensive militaire contre la Syrie. C’est à ce moment, à l’automne 2013, que la Russie entre en jeu.

Le retour de la Russie au Moyen-Orient

Certes, les Russes possèdent une petite base portuaire à Tartous (leur dernière située à l’étranger), La Syrie est aussi un client dans le domaine de l’armement. Mais la volonté de soutenir Bachar el-Assad est plus largement guidée par le désir de circonscrire le champ d’action des principales puissances de l’OTAN[15]. On peut faire remonter à l’été 2007, lors d’une conférence donnée à Munich, le moment précis où la résistance à l’unilatéralisme américain est devenue un objectif explicite de la politique étrangère russe[16]. Les scénarios de partition territoriale (comme celui que l’on a imposé à la Serbie), ainsi que les attaques militaires et les exécutions sommaires de chefs d’État (Irak et Libye) ne doivent plus pouvoir se répéter. Il en va de la stabilité de l’ordre international. C’est un point de vue que la Russie partage avec la Chine et bien d’autres, comme l’Iran.

Dans le dossier syrien, la Russie souhaite certainement démontrer qu’elle a les moyens de défendre ses alliés, ce qu’elle fait d’ailleurs au Conseil de Sécurité de l’ONU en bloquant toutes les résolutions appelant à prendre des mesures contre le régime de Bachar el-Assad[17]. Mais les pressions pour qu’elle abandonne son meilleur ami dans la région sont fortes.

Au printemps 2013, l’EU approuve l’importation d’hydrocarbures en provenance des régions contrôlées par les rebelles syriens, permettant ainsi aux combattants de renflouer leurs coffres. À l’été, l’influent prince Bandar fait le voyage de Riad à Moscou pour tenter de convaincre Poutine d’accepter un changement de régime à Damas. Selon une source journalistique britannique[18], le prince saoudien aurait proposé des contrats d’armements de 15 milliards de dollars, ainsi que des garanties que les rebelles tchétchènes (que l’on dit financés par l’Arabie saoudite) ne troubleraient pas la quiétude des Jeux olympiques de Sotchi… Dans les semaines qui suivent, l’utilisation d’armes chimiques dans les combats en Syrie accentue la pression sur Moscou : Elle place Poutine devant la sombre perspective de devoir soutenir un leader perçu en Occident comme un véritable criminel de guerre.

Comme nous le savons, l’opposition populaire au projet de guerre en Syrie est plus forte que prévu dans le monde anglo-saxon, et au final, Londres et Washington sont contraints de reculer. Au grand déplaisir de la France, qui est mise devant le fait accompli, une solution négociée entre Moscou et Washington permet à la Russie de jouer un rôle constructif dans le désarmement chimique de la Syrie, un résultat satisfaisant pour Moscou, puisque Washington met sur la glace son projet de frappes militaires contre les troupes de Bachar el-Assad[19]. C’est une importante victoire diplomatique pour le président Poutine : non seulement il prolonge la durée de vie de son allié, mais il s’arroge du même coup un rôle positivement perçu dans l’opinion publique[20].

Mais alors que l’arme chimique n’est plus une menace, voilà que l’on assiste en 2014 à l’émergence rapide du groupe « état islamique »[21]. Cette tournure dramatique des évènements donne finalement le prétexte aux États-Unis d’intervenir militairement en Syrie, sans l’accord du principal intéressé, et sans mandat onusien. La Russie dénonce, mais révèle une nouvelle fois son impuissance à changer le cours des choses.

Après plusieurs mois de frappes aériennes dans les territoires contrôlés par Daesh, la situation se présente cependant différemment. Car la menace que représentent les extrémistes islamistes n’est pas contenue, loin de là. Des effets inquiétants commencent à se faire ressentir, notamment dans la périphérie musulmane en Asie centrale et au Caucase, où l’ISIS recrute. À l’été 2015, la crise des réfugiés rappelle soudainement à l’Europe que la déstabilisation de Syrie l’affecte plus directement qu’elle ne le croyait, et que les États-Unis et leurs alliés ne semblent pas en mesure d’apporter une solution au problème. La Russie voit alors s’ouvrir la possibilité d’entrer en jeu en proposant un plan de sortie de crise qui lui convient mieux.

Depuis l’annexion de la Crimée perçue en Ukraine comme un dangereux Anschluss[22], Moscou a bien besoin de redorer son image internationale, et trouve certainement commode de pouvoir détourner l’attention de cette guerre hybride peu glorieuse qu’elle a livrée au Donbass. Face à la menace de ces terroristes qui font preuve d’une cruauté littéralement spectaculaire, notamment à l’égard des populations chrétiennes, la Russie mobilise du matériel militaire haut-de-gamme (comme le nouveau chasseur bombardier Sukhoi Su-36). Poutine propose de soutenir les seules forces potentiellement capables de défaire au sol l’État islamique, c’est-à-dire celles de Bachar el-Assad. En contrevenant à la volonté de Washington, qui exigeait jusqu’alors le départ du dictateur syrien, la Russie démontre sa capacité de s’opposer à l’hégémonie américaine et de s’imposer comme un acteur incontournable du dossier.

Cette confrontation déborde certainement la question du développement d’une route gazière entre le Golfe persique et l’Europe au Qatar, un projet qui dans l’état actuel des choses, n’est pas réalisable dans un avenir proche. Mais la dimension géo-énergétique est tout de même là pour rester et ne doit pas être évacuée de l’analyse.

Et si la voie syrienne demeure durablement bloquée, l’Iran ne pourrait-il pas profiter de la levée des sanctions pour conclure des ententes ambitieuses avec l’Europe, via la Turquie, anéantissant l’importance géostratégique de la Syrie ? Il s’agit d’une possibilité, mais ce ne serait pas la fin de l’histoire. En effet, si la faillite de la politique turque en Syrie devait se conclure par un nouveau partenariat énergétique avec l’Iran, il faudrait alors suivre de près la façon dont les choses évolueraient dans le Kurdistan turc, une région instable et potentiellement explosive qu’une telle voie de transport devrait obligatoirement traverser.

 

Yann Breault

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Photographie : Sukhoi Su-25 russes à Lattaquié en Syrie photographiés en octobre 2015 lors de l’intervention militaire russe dans le conflit syrien. Crédit : Mil.ru, CC BY 4.0.

 

 

Références

[1] Alexï Lossan, « L’Union européenne de l’énergie, une menace pour la Russie », Russia Beyond the Headlines, 23 mars 2015.

[2] « Putin opens Nord Stream Baltic gas pipeline to Germany », BBC, 6 septembre 2011.

[3] James Marson, « Gazprom Signs Preliminary Deal to Expand Gas Pipeline to Germany », Wall Street Journal, 18 juin 2015.

[4] Daniel Freifel, « The Great Pipeline Opera », Foreign Policy, 22 août 2009.

[5] Parmi les États-membre de l’UE, les trois États baltes, la Finlande, la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la Bulgarie dépendent de la Russie pour plus de 75% de leur consommation. Ambrose Evans-Pritchard, « Europe scrambles to break gas dependence on Russia, offers Ukraine military tie », The Telegraph, 21 Mars 2014.

[6] « Vice President’s Remarks at the 2006 Vilnius Conference », Vilnius, 4 mai 2006.

[7] Yann Breault, « La saga du South Stream: un tournant géopolitique pour l’Europe central et balkanique », Note d’analyse d’OSINTPOL, 1 août 2015.

[8] « Factbox: Qatar, Iran share world’s biggest gas field », Reuters, 26 juillet 2015.

[9] Andrew Critchlow « Qatar considers more UK energy investment », Telegraph, 12 janvier 2014.

[10] Steven Erlanger et Katerin Bennhold, « Sarkozy Helps to Bring Syria Out of Isolation », New York Times, 14 juillet 2008

[11] « Ministers agree to extend Arab gas pipeline to Turkey », Alexander’s Gas and Oil Connections, 29 mars 2006

[12] Nafeez Ahmed, « Syria intervention plan fueled by oil interests, not chemical weapon concern », The Guardian, 30 août 2013.

[13] Éric Martin, « Roland Dumas : les Anglais préparaient la guerre en Syrie deux ans avant les manifestations en 2011 », Nouvelles de France, 14 juin 2013.

[14] Hassan Hafidh et Benoît Faucon, « Iraq, Iran, Syria Sign $10 Billion Gas-Pipeline Deal », The Wall Street Journal, 25 juillet 2011.

[15] Dimitri Trenin « Putin’s Syria Gambit Aims at Something Bigger Than Syria », Carnegie Moscow, 13 octobre 2015.

[16] « Putin’s Prepared Remarks at 43rd Munich Conference on Security Policy », The Washington Post, 12 février 2013.

[17] The Associated Press, « Russia, China Veto UN Security Council Bid to Refer Syria to ICC », Haaretz, 22 mai 2014.

[18] Ambrose Evans-Pritchard, « Saudis offer Russia secret oil deal if it drops Syria », The Telegraph, 27 août 2013.

[19] « Framework for Elimination of Syrian Chemical Weapons », US Department of State, 14 septembre 2013.

[20] Jacques Léveques, « La Russie est de retour sur la scène internationale », Le monde diplomatique, novembre 2013.

[21]  On parle ici indifféremment du groupe « état islamique », de l’ISIS (de l’acronyme anglais Islamic State of Irak and Syria) ou de Daesh (nom tiré de l’acronyme en arabe).

[22] Andrii Deshchytsia, ministre des Affaires étrangères de l’Ukraine, « Ukraine foreign minister: The world must reject Russia’s ‘anschluss’ in Crimea », 21 mars 2014.